Le transfert, le transfert… et du côté de l’analyste ?

L’allégorie de la simulation, Lorenzo Lippi

Pas de doute : la personne en place d’analyste est un être humain elle aussi ! À ce titre, elle ressent forcément des tas d’émotions et, comme n’importe qui, elle est constamment traversée par des images, des pensées, des désirs.

Même si, dans le cadre analytique, ce n’est pas de sa vie psychique à elle dont il est question, celle-ci continue bel et bien d’exister. Qu’en fait-elle ? Comment en protège-t-elle l’analysant sans pour autant se barricader derrière un « Poker Face » qui risquerait d’inhiber l’expression de celui-ci ?

Le transfert, côté analyste…

Tout comme le transfert de l’analysant, le transfert de l’analyste est de nature composite. Il s’agit de tout ce qu’éprouve la personne en place d’analyste, à commencer par les affects (conscients et inconscients) de l’analysant, qu’elle ressent en miroir.

À ce propos, je ne compte plus les fois où j’ai été, en séance, envahie par une émotion, par exemple de tristesse : tout à coup, quelque chose m’étrangle, comme un sanglot, les larmes affleurent. Que m’arrive-t-il ? Cela vient me surprendre, à l’endroit intime du puits de tristesse qui existe en moi, comme en tout être humain. Cette tristesse, pourtant, n’est pas la mienne : c’est celle de l’analysant, qui n’en a aucune conscience. La personne allongée sur le divan parle, rit, et ignore elle-même combien elle est triste !

En la lui restituant, l’analyste lui permet de se réapproprier son émotion. L’analysant peut alors se mettre à pleurer, et à sa propre surprise, s’entendre dire pourquoi.

Mais le transfert de l’analyste se compose aussi de tout ce que l’analysant fait éprouver à autrui : c’est la part induite du transfert. Par exemple, l’analyste sera troublé par un analysant particulièrement séducteur, ou bien, face à tel autre, se sentira particulièrement impuissant, systématiquement mis en échec : cela le renseigne sur la façon que cette personne a de se relier aux autres, ce qu’elle inflige à autrui de ressentir sans même le savoir, et cela dit beaucoup de l’endroit où celle-ci met tout interlocuteur, et de celui où elle se place elle-même.

Enfin, le transfert de l’analyste est aussi tout ce qu’il ressent pour, contre et face à ce que peut représenter pour lui tel ou tel analysant, autrement dit tout ce que telle ou telle relation analytique peut reconvoquer intimement pour lui. C’est ce en quoi le transfert de l’analysant réveille, chez le psy, quelque chose de sa condition, situation ou histoire personnelle.

Dès 1910, Freud parle de « contre-transfert » pour désigner l’ensemble de ce qu’éprouve la personne en place d’analyste, mais il le conçoit plutôt comme un obstacle au processus. D’autres psychanalystes à sa suite, et Paula Heimann la première, le valorisera comme un outil.

En vérité, qu’il soit celui de l’analysant ou de l’analyste, le transfert peut s’avérer aussi bien un obstacle qu’un formidable outil. Tout dépend de ce qu’en feront analyste et analysant…

… et sa fonction
Pégase captif, Odile Redon

L’espace et le temps de la séance étant dévolus au travail de l’analysant sur son propre transfert, il ne s’agit pas pour l’analyste de réagir de manière aussi impulsive que dans une relation ordinaire, mais d’élaborer ce qui l’agite et trier ce qui le concerne, qui relève de son analyse personnelle, de ce qui regarde l’analyse en cours, en différant (ou en transformant en énergie psychanalytique) tout ce qui pourrait y nuire.

L’Inconscient est une bête sublime, qui peut tout piétiner s’il panique ou s’il est violenté. Mais si l’on s’en fait un ami, si on sait l’entendre et lui murmurer à l’oreille, il se sent rassuré, respecté : alors, il fait corps, et tout comme un Pégase déployant ses ailes, il porte puissamment. Et loin !

Il faut supposer que l’analyste est en bonne entente avec le sien : constamment en dialogue avec lui, il a appris à l’écouter, à lui répondre. L’inconscient de l’analyste est donc bien là : il se tient simplement en retrait, juste derrière lui.

En d’autres termes, l’analyste veille sur deux inconscients en même temps, auxquels il essaie de répondre : il s’agit pour lui de subvenir aux besoins inconscients de l’analysant par les siens.

La gageure est donc que le désir qu’il éprouve en tant qu’analyste pour le processus en cours demeure le premier de tous : c’est ce désir-là qui le fait analyste. L’analyste est analyste tant qu’il « ne cède pas sur son désir d’analyste », dira Lacan. Autrement dit, céder à un tout autre désir que celui-ci reviendrait à céder sur son désir d’analyste, et donc, cesser de l’être.

L’analyste ne doit jamais perdre de vue que c’est aussi son analyse à lui qui, à travers d’autres analyses, se poursuit, mais indirectement : ces espaces analytiques ne lui sont pas dévolus, ils ne lui appartiennent donc pas.

C’est pourquoi, s’il se sent débordé, ou s’il est débutant, il lui sera nécessaire de se ménager un espace analytique bien à lui auprès d’un autre psychanalyste : c’est ce que la psychanalyse traditionnelle appelle le « contrôle » ou encore la « supervision ».

En vérité, il s’agit simplement de l’espace réservé à l’analyse de l’analyste.

Et celle-ci, tout comme sa formation, ne s’arrête jamais : c’est une modalité d’existence.

Pour en finir avec la « neutralité bienveillante » de l’analyste

Sous la formule consacrée de « neutralité bienveillante » se cache assez maladroitement, il me semble, l’idée que l’analyste serait tenu de ne pas faire part de ses propres jugements, mais donc, qu’il en aurait : il s’agirait simplement, pour lui, de les taire.

Or, une position d’analyste authentique est, à mon sens, de tout autre nature : elle est le fruit d’une telle formation, d’un travail si profond, si engageant qu’elle a intimement transformé cet être humain-là dans son rapport à l’altérité. A fortiori quand il occupe le fauteuil de l’analyste.

Du jugement à l’émotion

Pour qui est véritablement en position d’entendre, l’idée même de jugement n’est plus d’aucune pertinence et ne correspond à rien.

S’il n’est pas dans le jugement, ce n’est pas parce que l’analyste se l’interdit ou fait semblant de ne pas l’être : il ne juge pas, véritablement, du fait de sa position vis-à-vis de ce qui est humain, y compris de ce qu’il ressent lui-même.

La personne en place d’analyste accueille ses propres émotions pour ce qu’elles sont, et il n’est plus question pour elle de « chercher un coupable » pour se les justifier : la question morale ne fait pas partie de l’équation, elle ne s’interpose plus entre ses émotions et elle.

Par exemple, si un analyste se sent vexé, il cherchera à en comprendre la raison en lui-même, dans ses propres fragilités historiques et en lien avec ce qui est en train de se jouer dans la relation analytique, plutôt que d’invoquer un principe moral ou d’en blâmer, même silencieusement, l’analysant.

De l’émotion à l’énergie psychanalytique

Ainsi, un analysant me dit un jour quelque chose comme : « J’ai beaucoup d’admiration pour votre métier et votre façon de l’exercer. Je dois avouer que… vous m’impressionnez… Mais… Je ne pense pas que vous puissiez comprendre certaines choses, parce que vous êtes une femme. Très désirable d’ailleurs, je voulais vous le dire. Je vois bien que vous êtes pleine de bonne volonté, mais il y a quand même des choses qu’une femme ne peut pas comprendre ».

Je ressens alors, sur un certain plan, beaucoup d’émotions qui n’ont rien de « neutre » ni de « bienveillant » : de l’agacement, voire de la vexation à être réduite à une sorte de jolie mère Thérésa pétrie de bons sentiments, mais sans doute impuissante et un peu niaise.

Cela pourrait me rappeler les fois où je me suis sentie sous-estimée dans le regard masculin, assignée à ce qui est culturellement attribué au genre féminin (la douceur, le souci de prendre soin, voire une attitude un peu « gnangnan ») ou réduite à un simple objet de désir. Je pourrais répondre de manière défensive, en lui faisant une leçon de féminisme élémentaire, ou en lui expliquant pourquoi un analyste n’a pas besoin d’avoir vécu toutes les situations ni de partager la même condition pour en entendre quelque chose.

Mais plutôt que de juger cet homme comme étant le « macho débile » pour lequel il a visiblement envie de se faire passer, le désir me prend, sur un tout autre plan, celui de son analyse, de comprendre pour quelle raison cet homme éprouve le besoin de me provoquer : qu’a-t-il envie de tester là ? Mon sang-froid ? Ma solidité ? Ma capacité à continuer à le voir, lui, malgré ses bousculades ? S’agit-il pour lui de mettre à l’épreuve le lien analytique, pour vérifier si celui-ci tient bon ? Cherche-t-il à me faire sortir de mes gonds, autrement dit, à me faire « descendre » du piédestal où il ne peut s’empêcher de me mettre ? Désire-t-il me faire sortir du cadre analytique pour rencontrer la femme du réel sur le terrain du conflit ? De quoi a-t-il peur ? En quoi lui semble-t-il ne pas pouvoir être compris par une femme ? De quoi cherche-t-il peut-être à se venger à travers ce que je représente pour lui ? En quoi le regard féminin a-t-il pu être source d’humiliation pour lui ?

Toutes ces questions me détendent, parce qu’elles me replacent dans ma position d’analyste, et me mettent en lien avec le petit garçon qui se cache juste derrière cette bravade. Finalement, à ma propre surprise, c’est le comique de la situation qui l’emporte. De bon cœur, j’éclate de rire et dis : « C’est vrai que je ne suis pas très barbue ! Mais alors quoi, vous vous êtes trompé de porte ? Ou bien il y a une raison à ce que vous ayez justement choisi une analyste ? Ce ne peut être pour le pur plaisir masochiste d’être incompris, non ? Et si c’était, par exemple, pour régler vos comptes avec ce que je représente pour vous, à savoir, je vous cite, une « femme désirable » qui vous « impressionne » ? Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ? À quoi ça vous renvoie ? »

La séance pourra alors déboucher sur un magnifique travail qui n’aurait jamais été possible si j’en étais restée à étouffer de rage dans mon coin, dupe de sa provocation, derrière un sourire impassible de psy « neutre et bienveillante », au risque de le confirmer dans l’idée de « mes bons sentiments de femme dévouée qui veut bien faire mais qui ne peut rien ».

De la bienveillance… à la veillance

Cette fameuse « bienveillance » évoque en effet davantage l’idée d’une espèce de posture, qu’il s’agirait de tenir, plutôt que celle d’une véritable position.

Or, analyste, on l’est, ou on ne l’est pas. Plus exactement, on y est, ou on n’y est pas : c’est un endroit. Voilà pourquoi je ne vois pas comment une simple posture pourrait être autre chose… qu’une imposture !

De plus, ce que ressent la personne en place d’analyste n’est d’ailleurs pas forcément « bienveillant » : comment se pourrait-il qu’un être humain ne ressente plus que des émotions « tout sucre » ? Bien sûr, l’analyste ressent parfois de la frustration, de l’agacement, voire de la colère. Il peut également se retrouver bouleversé, mal à l’aise ou terriblement fragilisé. Bref, à ce titre, c’est un être humain comme un autre.

Cette sacro-sainte « bienveillance » n’est donc, à mon sens, qu’un paravent illusoire, un masque de pacotille, un mensonge, une blague. S’y contraindre reviendrait à se soumettre à une injonction morale qui fausserait la relation analytique.

Si l’analyste occupe le fauteuil avec sincérité et authenticité, il ne peut être question d’une position christique de sacrifice ou de devoir moral. D’ailleurs, dès Freud, même si celui-ci emprunte le langage de son époque et parle de « maîtrise » ou d’« abstinence », il est très clair qu’il ne s’agit pas, pour l’analyste, de se prendre pour un curé.

Il ne s’agit pas de morale, autrement dit d’appliquer la violence habituelle de la répression sur ses propres émotions ou ses désirs, sans quoi on voit mal comment l’analyste ne la répercuterait pas sur ses analysants, mais, tout au contraire, d’un travail éthique à partir et avec ses émotions ou désirs.

L’analyste n’a pas à être « bienveillant », mais veillant. Il veille sur l’inconscient de l’analysant mais aussi sur le sien : il veille à le mettre au service de l’analyse en cours.

De la neutralité… au retrait

L’analyste ne peut et n’a pas selon moi à être « neutre », ce serait même inquiétant : de psy neutre, il ne pourrait y avoir… qu’une IA !

Mais l’analyste sensible, fait de chair et de sang, lui, ressent. Et il se sert de ce qu’il ressent pour créer de l’analyse. Pour cela, il s’impose à lui-même une chose peu naturelle : celle de se tenir en retrait.

Or, une telle rigueur semble aller à l’encontre du désir universel de tout être humain d’exister pleinement dans ses relations ! Si cela lui est toutefois possible, et même facile, ce n’est qu’en vertu du désir ardent qui l’anime d’œuvrer pour la cause de ses analysants et de la psychanalyse telle qu’il la conçoit.

L’analyste se tient donc, a priori, en retrait. J’ajoute a priori parce qu’il n’y a jamais rien, dans l’éthique de la psychanalyse, qui puisse être toujours vrai quel que soit le contexte, et c’est, là encore, une des grandes différences d’avec la morale, dont le propre est de produire des maximes soi-disant vraies de tout temps et en toute circonstance, mais dont la rigidité d’acier ne fait que blesser la chair sensible et meurtrir l’intelligence.

Ainsi, certaines situations, rares mais décisives, nécessitent au contraire que l’analyste ose sortir de sa réserve et réponde dans le réel, c’est-à-dire qu’il s’exprime au titre du sujet analyste qu’il est. Et sentir aussi finement la justesse de chaque instant, je ne vois pas comment un robot le saurait un jour. Ni d’ailleurs ce qu’il aurait à dire de lui-même, le cas échéant !

Ce retrait ne consiste donc pas pour l’analyste à ne pas avoir d’émotions ou de désirs, à faire comme s’il n’en avait pas ou à les refouler, mais au contraire, à les interroger dans ses propres coulisses, afin de ne pas en encombrer l’espace analytique tout en y réinjectant l’énergie et l’implication qu’ils permettent.

Mais s’il fallait à tout prix comparer l’analyste à une machine, puisque l’époque nous y invite, je le rapprocherais peut-être… d’une sorte de centrifugeuse ! De manière métaphorique, on pourrait dire que l’analyste est un peu comme la machine qui permet l’aphérèse lors d’un don de plaquettes : ce qu’il prélève de la bande transférentielle et garde par devers lui est tout ce qui va lui permettre de poursuivre sa propre analyse et de continuer à être analyste. Ce qu’il en rend à l’analysant est tout ce qui lui semble appartenir à celui-ci, mais il le réinjecte dans la bande transférentielle sous la forme d’une proposition, quelque chose de transformé et non encombré de ce qui ne regarde que l’analyste en tant que sujet.

« Veille » et « retrait a priori » sont les mots par lesquels je préfère désigner la position de l’analyste, fruit authentique d’un travail éthique.

De quoi le désir de l’analyste est-il fait ?

Pour tenir bon dans une telle position, il faut éprouver un désir sacrément puissant, en lien avec quelque chose de nature infinie, autrement dit, plus grand que soi. Sans quoi, les passions humaines auraient tôt fait de balayer l’analyste de son socle ! En vérité, la quête de l’analyste est multiple.

Or, le désir « d’aider les autres », de leur prodiguer un soin ne peut suffire, ni être le seul. Certes, soin et soutien font partie de ce qu’apporte l’analyste, mais ce n’est pas l’essentiel, et c’est la raison pour laquelle parler de « cure psychanalytique » me semble réducteur.

En dehors de tout ce en quoi son histoire personnelle et sa propre quête existentielle peuvent l’y avoir intimement conduit, la personne qui occupe le fauteuil de l’analyste s’y trouve aussi, tout simplement, parce qu’elle est « tombée amoureuse  » d’un endroit, celui de la psychanalyse : un endroit de poésie, de création et d’émancipation. Un endroit de vérité et d’avènement. Un endroit de subversion au sens noble et politique, merveilleux et terrible, fait de vie, d’intensité, où se transforment l’angoisse en désir, les désillusions en idéaux, les empêchements en libertés.

Sa quête est aussi celle de savoir ce que peut bien être l’humanité. Cette exploration (théorique et pratique) infinie de la Psyché se fait à travers celles de bien d’autres, mais également, constamment, de la sienne. Cette grande question pourrait aussi bien se formuler ainsi : qui suis-je ? Qu’est-ce que l’Autre ? Qu’est-ce que la Psyché ? Qu’est-ce que la Psychanalyse ? Quel sens peut avoir l’Existence ? Qu’est-ce que l’Amour ? Qu’est-ce qu’être libre ? Qu’est-ce que cette drôle d’espèce qui est la nôtre ? Qu’est-ce que l’éthique ?

Dans une société dépourvue d’inquiétude philosophique, où tout semble constamment réduit à des questions de moyens et où celles des fins semblent oubliées, dans une sorte d’hyper-rationalisation qui fait aujourd’hui symptôme, le fait qu’il y ait encore quelques personnes pour poser ces grandes interrogations, et les tenir activement ouvre sans doute à d’autres la possibilité de recouvrir les véritables dimensions de leur existence humaine, et d’en poser la question infinie, brûlante. Or, celle-ci ne commence jamais par « comment », ni seulement « pourquoi », mais d’abord et surtout par « qu’est-ce que ».

Par exemple, pendant que tout le reste de la société pose la question de savoir comment cesser d’être angoissé et multiplie les propositions de méthodes, noms savants et traitements, la psychanalyse, elle, interroge : « Qu’est-ce que l’angoisse ? Quelle est sa fonction ? Que dit-elle de notre condition ? Qu’est-ce qui, toi, t’angoisse ? Qu’est-ce que cette angoisse dit de toi ? Qu’est-il possible d’en faire ? »

Au fond, un analyste n’est peut-être rien d’autre qu’une personne n’ayant jamais pu s’arrêter de se demander passionnément, avec acharnement : « Que fichons-nous là ? ».

Madame Du Châtelet à sa table de travail, par De Latour