À l’écoute des maux de la langue à l’endroit du féminin

C’est l’imaginaire qui produit le réel.
Écart à la norme… masculine !
Dans l’article précédent, j’aboutissais au constat suivant : quand une personne dite « HPI » se sent réintégrée dans l’universel humain, son éprouvé traumatique de l’écart à la norme tombe, et la fameuse question de la « douance » cesse « d’être un sujet ».
Je vais décrire ici le même phénomène pour évoquer cette fois l’écart, différemment douloureux, mais tout aussi sidérant qu’éprouvent les femmes face à la norme masculine de nos sociétés patriarcales. Pour que cet éprouvé s’évanouisse et qu’être « femme » cesse « d’être un sujet », obtenir l’égalité en droit ne suffit pas : il est nécessaire, là encore, de se sentir Sujet pleinement réintégré dans l’universel humain.
À noter que, tout comme j’avais proposé de mettre entre guillemets les mots « surdoué » ou « HPI », j’ai pris soin de mettre entre guillemets le terme de « femme » : c’est la même intention, ferme et résolue, de rejeter toute idée d’une essence. C’est d’ailleurs tout le sens de la célèbre phrase de Lacan quand celui-ci affirme : « La Femme n’existe pas ». En cela, il nie le modèle naturaliste de Freud qui, quant à lui, assénait comme une sentence irrévocable : « l’anatomie, c’est le destin ». Or, pour Lacan, l’identité sexuelle est une construction psychique, symbolique : elle n’est pas déterminée par le sexe biologique. Une façon psychanalytique de dire ce que Simone de Beauvoir affirmait déjà dès 1949 dans sa fameuse formule : « On ne naît pas femme, on le devient ». C’est évidemment tout à fait réversible côté masculin : il n’existe pas d’essence masculine, mais des masculinités, c’est-à-dire autant de façons de se vivre « homme » qu’on compte d’êtres humains s’étant identifiés au genre masculin. Il n’est donc pas question d’essence, mais de condition.
Chose étrange cependant, et contrairement à la norme sociétale à laquelle font face les personnes « HPI », la norme face à laquelle tant de femmes éprouvent un écart si souffrant n’est pas d’ordre statistique, puisqu’on compte même un peu plus de femmes que d’hommes sur la planète ! Comment expliquer le fait que beaucoup de femmes se vivent pourtant comme faisant partie d’un « cas à part », comme s’il s’agissait d’une minorité ?
En analyste, je dirai que ce n’est pas le réel qui produit l’imaginaire, mais l’inverse : c’est notre façon de prendre imaginairement place dans le monde qui détermine le réel de notre condition. Or, ce sont les mots, l’usage et les mésusages de la langue qui façonnent notre manière de voir le monde. Si j’aime écouter les mots sonner, entendre se parler spontanément la langue, c’est parce qu’elle renseigne sur le point historique où nous nous trouvons, en apprend sur ce qui se joue à notre insu dans les récits collectifs qui nous traversent, et aussi, sur ce qu’ils taisent… Mais si je n’ai pas attendu d’être analyste pour prêter une oreille toute particulière aux maux de notre langue à l’endroit du féminin, c’est parce que, dès le plus jeune âge, j’ai moi-même été sensibilisée, roussie même, en tant que femme, aux vexations et implicites des habitudes du français.
L’infantilisation des femmes

À ce titre, j’en ai moi aussi subi les injures symboliques et imaginaires. Par exemple, ayant depuis toujours choisi de m’unir librement à qui bon me semblerait, me sentant pleinement et entièrement femme et adulte par ailleurs, j’ai dû pourtant, comme tant d’autres, souffrir d’être appelée « Mademoiselle » à tout bout de champ et cocher cette case sur les papiers administratifs jusqu’en 2012, tandis que les « Damoiseaux » n’attendent plus de se faire adouber comme chevaliers pour se sentir pleinement et entièrement accomplis… depuis le Moyen-âge. La reconnaissance pleine et entière de l’homme et de l’adulte leur est accordée dans le « Monsieur » dont on les gratifie dès leur majorité, souvent même avant celle-ci : c’est un acquis, dès le départ, il n’y a rien à faire ni à prouver pour mériter ce respect qui est accordé à tout homme, qu’il soit marié ou non, en couple ou non, père ou non.
Il en résulte que, pour accéder au même sentiment de complétude et de reconnaissance de leur statut d’adulte, les femmes ont encore souvent le sentiment qu’il leur faudrait se marier, ou être en couple, ou accéder au statut de mère. Même si elles sont intellectuellement convaincues qu’une femme majeure, sans enfants, célibataire est une adulte à part entière et mérite les mêmes égards, cette croyance, produite par cette entreprise d’infantilisation des femmes, instillée et installée depuis des siècles continue d’œuvrer en elles à des niveaux plus inconscients, les laissant souvent dans un sentiment d’incomplétude tenace.
Annexion des métiers de prestige par le masculin

Outre le fait bien connu que nombre de grands noms ayant marqué les sciences, la politique et les arts aient été invisibilisés dans l’Histoire quand il s’agissait de femmes, laissant aux petites filles peu de figures auxquelles s’identifier, le féminin de certains métiers a lui-même été effacé de l’usage. Ainsi, comme tout le monde, j’ai bégayé quand il s’agissait de trouver comment parler de ma « doctoresse » ou de mes « professeuses », tout aussi embarrassée que quiconque par la désertion du féminin des termes désignant certaines professions prestigieuses. Cette désertion, comme le rappelle l’historienne Éliane Viennot, n’est pas le fruit du hasard mais celui d’un attentat consciemment mené par les Académiciens à l’encontre du féminin dès le 17ème siècle. Non ignorants de ce que les mots, comme leur usage ou leur absence déterminent les façons de penser, ces figures d’autorité de la langue s’empressèrent d’en prendre le contrôle en faisant disparaître certains accords. Ainsi, les poétesses et les autrices furent effacées de manière tout à fait artificielle et volontaire.
Même si nos oreilles contemporaines en sont encore toutes étonnées, réintroduire ces termes, dont notre langue fut amputée durant des siècles n’est donc, en réalité, que lui rendre justice, en renouant avec son naturel. Il aura fallu attendre 2019 pour que l’Académie française autorise officiellement le retour du féminin de ces métiers longtemps pris en otage par le masculin : il en résulte qu’encore aujourd’hui, rares sont les femmes à se projeter dans certains parcours professionnels sans avoir d’abord à surmonter une sensation de transgression même si, une fois de plus, elles en sont les premières outrées.
Autre exemple : le fait que le masculin l’« emporte » sur le féminin constitue une blessure fondamentale pour toute femme. Là encore, Éliane Viennot rappelle l’existence de l’accord de proximité, dont l’usage a été, lui aussi, sciemment enrayé : « les hommes et les femmes sont heureuses », disait-on parfois, sans que cela ne fasse sourciller personne. Aujourd’hui, quand elle adresse un « bonjour à toutes » à son auditoire et que la gent masculine s’offusque, celle-ci ne manque pas de faire remarquer que cette sensation d’exclusion est l’expérience quotidienne des femmes.
Ne pas se tromper d’ennemi

Ces premiers exemples montrent combien les usages imposés de la langue façonnent profondément les croyances inconscientes : pour peu que l’histoire familiale s’en soit fait le relai, et on voit mal comment le patriarcat ne traverserait pas la sphère familiale, c’est alors tout un système renforcé de toutes parts qu’il s’agit de démonter à des niveaux de profondeur dépassant infiniment la simple conviction personnelle ou la pensée rationnelle.
On peut être féministe, la plus militante qui soit, et avoir un inconscient tout aussi pétri de misogynie qu’un autre, que tout autre ! C’est pourquoi le féminisme ne peut se réduire à des idées ni se contenter d’être un combat à ne livrer que sur la scène sociale et politique : il est une révolution à mener aussi à l’intérieur de soi, au cœur des conflits qui déchirent le Sujet, dans le démantèlement de croyances misogynes profondément intégrées. Sans quoi, il risque de n’être guère qu’une idéologie de surface, voire de tourner à une sorte de nouvel ordre moral.
À l’instar du développement personnel qui ordonne de penser de manière positive, un certain « féminisme » prescrirait volontiers de se comporter ou de désirer « comme il le faut ». Mais le désir et les fantasmes suivent leur propre chemin avec une indifférence totale aux diktats, anciens ou nouveaux. Pour faire tenir leurs actes et leurs choix en cohérence avec leurs valeurs, certaines personnes se tyrannisent elles-mêmes et parfois aussi, tyrannisent les autres : c’est à qui sera le plus « déconstruit » ou la plus authentiquement « féministe ». On assiste ainsi, au nom du féminisme, au retour en force d’une morale de fer sous laquelle ploient les sujets. Mais quand il se fourvoie, le « féminisme » ne fait pas qu’être inefficace : il dessert sa propre cause.
Nous revoilà tout à coup avec le même geste, la même erreur qui se répète : seul le contenu change. Et donc, rien ne change : il s’agit toujours du même monde, du même fantasme de maîtrise source des mêmes violences. Un comble, car le féminisme est synonyme de libération ! Comment celle-ci pourrait-elle avoir lieu par un renforcement du Surmoi, autrement dit de l’instance répressive ? Sur le système d’asservissement qu’il s’agit de renverser, comment espérer l’emporter par les mêmes armes, les mêmes procès, les mêmes procédés ?
Comme dans tout mouvement de revendication, le risque existe de se tromper d’ennemi : ni les hommes en soi, ni nos pauvres inconscients, mais la misogynie elle-même. Et pour mieux la démonter, il convient, paradoxalement, de la reconnaître et de l’accueillir, à commencer en soi, non pour l’accepter comme une fatalité, mais afin de l’interroger, comme sur le terrain des mots où s’exerce une oppression d’autant plus puissante sur nos imaginaires qu’elle est insidieuse.
Le féminin : condamné à la voix passive ?
Comme on l’a vu, certains termes manquent : soit qu’ils n’existent tout bonnement pas, soit qu’ils aient disparus de l’usage. Un peu comme si on nous avait « ôté les mots de la bouche », nous rendant incapables d’exprimer certaines réalités, notamment celles qui touchent à la question du désir féminin, encore passablement tabou. Pourquoi, par exemple, définit-on uniquement l’acte hétérosexuel du point de vue masculin ? L’homme « pénètre » la femme, nous dit-on. Très bien. Et la femme, que fait-elle ?
Pour l’anecdote, à l’adolescence, quand j’entendais une voix s’élever parmi une bande de jeunes voyous et s’exclamer crânement : « Hier, je me suis fait serrer ! », j’étais naïvement persuadée que le garçon se vantait de sa dernière expérience sexuelle. Bien sûr, me disais-je, la femme serre l’homme. Elle l’enserre, le ceint, l’enveloppe. Elle l’aspire, l’absorbe, l’engloutit. Ce n’est pas comme si nous ne disposions pas d’un tas de verbes potentiellement adéquats pour décrire ce que fait une femme à un homme dans l’acte sexuel. Dans ma naïveté, le sexe féminin m’apparaissant un peu comme une sorte de pince, il me semblait tout naturel d’imaginer que le sexe masculin, comme tout ce qui dépasse, telles les oreilles des lapins ou les poignées des valises, était fait pour être attrapé, saisi.
Il m’a fallu un certain temps pour comprendre, avec effroi, qu’aucun verbe n’est en réalité utilisé pour décrire l’acte hétérosexuel du point de vue féminin : si l’homme « prend », la femme, elle, est « prise ». N’ayant droit qu’à la voix passive, la femme, tout au plus, nous dit-on, « accueille ». Encore un écart entre ce que l’on peut éprouver dans le réel de l’expérience et ce que nous impose la langue ! Il faut avoir peu vécu pour ignorer combien le désir peut être volcanique et pas moins impérieux côté féminin. Et il faudrait cacher un tel brasier derrière le sourire tranquille d’une hôtesse ?

Dans les faits pourtant, il semble que, s’il y a un sexe qui « prend » l’autre, ce ne soit décidément pas le sexe masculin…
À noter que rendre aux femmes leur place de sujets désirant et agissant n’est pas une manière de chercher à nier l’asymétrie qui fait le charme du coït hétérosexuel : il s’agit simplement d’accéder à la possibilité d’un choix, et donc d’une liberté, à savoir de pouvoir se conjuguer à la voix active, quelle que soit la place où l’on se trouve à l’un ou à l’autre bout de cette asymétrie biologique et imaginaire.
Or, il aura fallu attendre 2016 pour que la philosophe Bini Adamczak propose un néologisme étymologiquement adéquat donnant officiellement aux femmes un verbe qui leur permette de se conjuguer sexuellement à la voie active : désormais, la femme « circlut » l’homme. Le verbe « circlure », formé par la jonction du préfixe cir dérivé du radical circum (« autour ») et du latin claudere (« clore »), est-il pour autant usité ?
Attention : je ne suis pas en train de dire qu’il faudrait, pour être une « vraie personne libre », se conjuguer ou se fantasmer toujours ou parfois de manière active. On peut avoir envie de passivité, qu’on soit femme, homme, etc. Cela peut changer comme ne pas changer. On peut avoir envie de jouer à la guerre tendre, passionnée, dévoratrice ou avoir envie de pure douceur, jouer à tout autre chose, ou l’envie de ne jouer à rien du tout ! La liberté n’est pas d’avoir tel ou tel fantasme, mais d’accueillir ses fantasmes tels qu’ils viennent, sans en être dupe, y voir un symptôme ou y fixer une identité : ce n’est que la vérité d’un instant, la tendance d’une époque de sa vie, et quand bien même elle serait la seule à s’exprimer tout du long, il s’agit de poser le mystère des possibles que l’on abrite en soi comme dépassant infiniment ce qui s’exprime. Et de l’explorer joyeusement, sans mauvaise conscience ni jugement sur soi.
Les fantasmes d’une personne ne disent pas qui elle est, mais uniquement ce qui la traverse. La Psyché évolue au cours d’une vie : les objets du désir s’incarnent différemment et les fantasmes peuvent changer. Je milite simplement ici pour la liberté d’un choix dans les mots, le droit de pouvoir se conjuguer aussi à la voix active pour les femmes quand elles sont engagées dans une relation hétérosexuelle, par principe. Quitte à découvrir qu’on puisse n’en avoir jamais l’envie. (Il est vrai que, pour l’instant, la portée érotique d’un « Viens là que je te circlue ! » peut ne pas sonner d’évidence à toutes les oreilles…).
Sur les strapontins de l’humanité
Quant au neutre, il n’existe tout simplement ou quasiment pas dans notre langue, qui semble se caractériser par une obsession de tout genrer : pourquoi une table ? Pourquoi un bureau ? Pourquoi une girafe ? Pourquoi un oiseau ? Lorsqu’il s’agit d’exprimer le générique, il a été convenu que, par défaut, ce serait le masculin qui l’exprimerait : « quelque chose de beau », et non « quelque chose de belle ». Le masculin prévaut donc, comme un genre non marqué : il absorbe le neutre.
Ainsi, on parle des Hommes ou de l’Homme pour exprimer l’humanité tout entière : faire passer l’une des deux moitiés de la population pour le tout et l’autre pour son sous-ensemble, il fallait oser !
Ce n’est pas seulement une aberration logique, mais une grossière supercherie, la traduction d’une volonté de hiérarchiser les genres qui n’est pas sans conséquences, encore une fois, sur nos imaginaires, et donc aussi sur les corps. Cela revient à sous-entendre que les femmes sont elles aussi humaines… mais moins ! Et cela se traduit jusqu’aux postures, comme à la place qu’elles prennent (ou pas) dans l’espace publique.

Du reste, l’étymologie le confirme : si les « humains » sont des créatures de l’humus, par opposition aux créatures célestes, et si le mot « homme » en dérive, celui de « femme » provient, quant à lui, d’une toute autre famille étymologique, notamment du verbe latin feo (produire, enfanter). Tout est dit : l’homme est un être humain dont la femme… est la femelle !

C’est une injure que notre langue nous contraint de commettre tous les jours. Et voilà pourquoi Madame est numéro 2, et pas seulement à la sécurité sociale… Tout comme cette pauvre Ève née d’une côte d’Adam, cette idée d’une féminité qui ne ferait que naître d’un original masculin comme une copie affaiblie de celui-ci, un pâle dérivé uniquement défini par et voué à la reproduction semble pourtant avoir pris de l’âge !
En vérité, pour rendre l’humanité à la propriété commune, et remettre nos mâles à leur véritable place de sous-ensemble, puisque hommes ou humains, au sens de « créatures de l’humus », nous le sommes tous, il serait judicieux de nous interroger sur le terme qui fait défaut aux côtés de celui de « femme », par lequel nous définirions les humains masculins : les « virs », dans sa version latine, les « andres », dans sa version grecque, puisque andros est un terme dont nous nous servons déjà constamment comme suffixe.
On remarquera que ce n’est pas la féminité, mais la masculinité qui passe à la trappe et demeure inaperçue dans ce tour de passe-passe : le masculin y préside comme un impensé à partir duquel se signale le féminin, seule variante perceptible. Autrement dit, notre usage de la langue est tellement androcentré qu’il en oublie de considérer le masculin pour lui-même !
Dans ces conditions, pourquoi ne pas privilégier « êtres humains » et éviter le mot « hommes » pour lever définitivement toute confusion et exclusion des femmes quand nous souhaitons exprimer l’idée d’humanité ? De même, pourquoi dire « pères » quand on peut dire « aînés », « prédécesseurs » ou « ancêtres » ? Pourquoi dire « fraternité » quand on peut dire « adelphité » (terme d’origine grec évoquant des individus issus d’un même utérus) ou « solidarité », s’il s’agit d’en exprimer le sens politique ? Et quand les mots manquent pour exprimer le neutre, pourquoi ne pas chercher des périphrases inventives ?
Le droit d’oublier son genre
Si vous m’avez lue de manière attentive, vous aurez peut-être remarqué que c’est justement ce à quoi je m’attache, en privilégiant les formulations qui expriment la neutralité en évitant le recours au masculin, autant que possible. J’ai toujours écrit spontanément en ce sens mais cette recherche du neutre m’est devenue systématique. L’autrice ici présente pratique donc une écriture qui se veut la plus universelle possible, et c’est d’ailleurs en vertu de mon affection pour le neutre que je n’ai pas adopté le point médian. Non que je le pense vain : on peut le considérer comme une revendication de transition qui a un certain mérite dans la révolution féministe en cours, dans la mesure où son usage alerte sur ce qu’on dit quand on parle et invite à interroger les implicites. Le manque d’élégance que certaines personnes lui trouvent n’est pas ce qui m’ennuie, mais le fait qu’il oblige au rappel incessant des genres. Or, je n’ai pas plus envie qu’on me cantonne au mien que d’infliger aux autres le constant rappel du leur, sous prétexte d’égalité ou par souci de non-exclusion. Du reste, on n’évitera pas, même avec le point médian, d’exclure les personnes non binaires…
J’affirme, avec Belinda Cannone (cf. La Tentation de Pénélope, Stock, coll. « L’autre pensée », 2009.) que lorsque j’écris, pense, écoute, et pour une quantité impressionnante d’autres activités humaines où mon genre n’est pas a priori requis, autrement dit pour la plupart d’entre elles, je ne suis pas et ne me sens pas d’abord une femme, mais un être humain. Même si j’aime y être rappelée, quand ce rappel se fait de manière opportune et agréable, j’aime tout autant avoir la liberté d’oublier mon genre quand rien ne le convoque. Ceux qui jouissent le plus confortablement de ce « droit d’oubli » de leur genre sont bien sûr les hommes, et particulièrement les hommes dont la langue, comme le français, les désigne par le même terme qui définit l’espèce tout entière : oublier leur genre leur est facilité par l’usage, qui les y invite même chaleureusement ! Ils peuvent aisément se sentir humains la plupart du temps et, à des moments choisis, généralement par eux-mêmes, jouir d’habiter leur identité masculine.
Cette liberté de pouvoir oublier son genre pour se sentir d’abord et avant tout humain est évidemment moindre chez les femmes : il suffit d’aller acheter son pain pour y être rappelée par des regards ou des remarques. Pour bon nombre de femmes, marcher tranquillement dans la rue, jouir de la lenteur de son pas, en prenant le temps de tout observer autour de soi relève de la victoire existentielle.

Aujourd’hui, je déambule dans les rues avec la sensation de ma puissance, car je sais désormais m’amuser d’une remarque, comment y répondre ou faire baisser les yeux des indiscrets. Mais toute jeune et sans défense, je n’avais pas autant d’assurance : j’ai connu le pas pressé de celles qui se vivent comme des proies, craignant les abordages plus ou moins adroits, plus ou moins respectueux.
« Pouvoir oublier son genre » ressemble un peu, pourrait-on me rétorquer, à « pouvoir oublier la question de l’argent » ou encore à « pouvoir oublier sa couleur de peau » : ne s’agirait-il pas là de « pouvoirs » dont tout le monde ne dispose pas ? Autrement dit, de privilèges de femmes blanches issues de milieux socio-culturels favorisés ? Certes, nombreuses sont celles qui ne peuvent oublier un instant aucun des trois : tout les y rappelle constamment, et de la manière la plus désagréable qui soit. Ces privilèges ne devraient pourtant pas en être : il s’agit de libertés dont n’importe quel être humain devrait pouvoir jouir, du droit de vivre décemment comme celui de se sentir appartenir, d’abord et avant tout, au genre humain, indépendamment de toute distinction. Dans un système fondé sur des inégalités, rien d’étonnant à ce qu’un droit en soit réduit au statut de privilège. Ce n’est pas une raison de s’interdire d’en jouir pour qui le peut ni pour autant, et surtout, de cesser de le perdre de vue pour ce qu’il est ou devrait être : un droit.
Reconquérir la dimension universelle
Cette reconquête de la dimension universelle me paraît essentielle. C’est pourquoi m’appliquer à rappeler constamment le féminin dans le souci de bien montrer que je m’adresse « aussi aux femmes » et que je ne les oublie pas en tant que femmes (tout en excluant au passage les personnes qui ne s’identifient à aucun genre ou aux deux) ne m’apparaît pas si progressiste : lorsque je m’adresse à une personne, par exemple à vous qui lisez ces mots, je m’adresse à l’être humain que vous êtes, indépendamment de votre genre, et je n’ai aucune envie d’occulter cette dimension universelle qui me semble non seulement précieuse, mais première.
Cette idée d’un universel comme identité première suppose que celui-ci ne soit pas égal à la simple somme de nos différences : un tout est toujours plus que la somme de ses parties, ainsi que, dit-on, Aristote l’affirmait. En l’occurrence, l’humanité est une dimension autonome qui a sa qualité propre et fonde nos êtres dans cette identité commune. Sous prétexte d’inclure les femmes, exclure cette dimension universelle me semble une erreur aussi bien logique que stratégique.
Je ne pense pas que les femmes aient véritablement le désir qu’on leur rappelle constamment qu’elles sont des femmes. C’est pourtant ce qu’a pour effet l’usage du point médian : indexer leur présence en tant que femmes dans un groupe plus large. Il me semble que cela revient à échouer à exprimer la dimension universelle à laquelle elles ont droit. Or, je suis convaincue que la véritable aspiration des femmes est avant tout de se sentir pleinement réintégrées dans cette humanité dont elles ont été si longtemps chassées, imaginairement et symboliquement, par les mots.
C’est pourquoi, quand j’écris, je m’adresse à toute personne, qu’elle ait une vulve, un pénis, les deux, ni l’un ni l’autre, qu’elle se sente femme, homme, les deux, ni l’un ni l’autre, en vertu de notre condition commune. Je ne m’adresse donc pas seulement ni d’abord à des femmes et à des hommes, mais aux êtres humains que nous sommes.
En tant qu’analyste à l’écoute depuis des années des souffrances spécifiques des femmes, je m’étonne encore parfois de leur difficulté à se sentir de plain-pied dans cette humanité qui leur appartient et à laquelle elles appartiennent autant que les hommes : intellectuellement, bien sûr, elles le savent. Mais imaginairement, et dans leur corps, ce n’est pas intégré : elles se tiennent dans l’inconfort, sur le rebord de l’humanité comme sur les strapontins des métros, jambes serrées, une fesse dans le vide, presque hors espèce, car elles ont profondément intégré l’idée qu’elles étaient des êtres humains de seconde zone, avant tout définis par leurs organes reproducteurs, ou par ce en quoi il leur manquerait quelque chose, et tout a été fait pour le leur faire croire. Ce terme de « femme » est généralement associé à des tas de croyances limitantes qui mettent beaucoup de temps à se défaire dans les inconscients.
Or, quand le fruit du travail analytique tombe, qu’elles parviennent par toutes les fibres de leur corps à éprouver la sensation d’évidence de leur humanité, on les voit tout à coup prendre physiquement plus de place. Elles éprouvent alors un soulagement merveilleux et accèdent à la sensation de leur puissance : elles ne ressentent plus leur féminité comme l’impression d’un manque ou une identité à laquelle elles se verraient réduites, mais comme une dimension qu’elles possèdent, de surcroît.