Je crois que mon psychanalyste est neuneu
On ne sait pas ce qu’on dit quand on parle
Un analysant prend place sur le divan et commence par remarquer sa difficulté à être tout à fait à l’aise quand il arrive dans le cabinet. Je lui demande s’il identifie ce qui l’en empêche, et le voici qui répond : «
– Vous ! Oui… Je crois que c’est vous… C’est votre présence qui m’empêche d’être tout à fait à l’aise ici !
– Ah… Voulez-vous que je débarrasse le plancher ? ». Il se met à rire et ajoute : «
– C’est vrai qu’une séance sans analyste, ce serait un peu étrange… Le problème, c’est qu’on ne peut pas vous enlever ! ». Silence. J’attends. Mais rien ne vient, alors je répète : «
– « On ne peut pas vous enlever », vous dites…
– Ben non…
– Vous voudriez m’enlever ?
– Ben oui… Mais ce n’est pas possible.
– Vous l’entendez comment ?
– Ben… pour ce que ça veut dire ! S’il n’y a plus la personne, il n’y a plus l’analyste non plus. Et l’analyste, j’en ai besoin pour ma séance !
– C’est donc la « personne » que vous aimeriez enlever ?
– Ben oui, mais on ne peut pas… sans perdre l’analyste.
– En effet…
– Et encore, heureusement que je suis allongé, là, et que je ne vous vois pas. Je peux un peu oublier…
– Oublier ?
– Oublier qui vous êtes…
– Tiens donc… Et qui suis-je ?
– Ben… Quelqu’un… Une femme…
– Une femme ?
– Ben oui, a priori, vous en êtes une, non ? Et pas n’importe laquelle ! Vous êtes cette femme-là à qui je confie des choses intimes, trois fois par semaine depuis des années, des choses que je n’ai même jamais dites à personne… C’est quand même étrange, non ? Autant d’intimité avec quelqu’un dont on ne connaît rien ! Ce qui est normal, en même temps, vous me direz, puisque vous êtes mon analyste…
– Je suis votre analyste…
– Ben oui !
– Mais je suis aussi, vous dites, cette « femme-là »… que vous ne « pouvez pas enlever »…
– Ben non !
– Et maintenant, vous l’entendez comment ?
– … Ah ! ».
Par l’image de l’enlèvement chevaleresque, la séance peut alors se poursuivre sur la prise en compte de la dimension érotique de son transfert qui s’est exprimée bien malgré lui, tandis qu’il croyait dire tout le contraire : il pensait exprimer le désir de se débarrasser de la femme pour n’avoir affaire qu’à la fonction analyste quand il s’agissait aussi de son désir de se débarrasser de l’analyste, pour avoir accès à la femme. Il en découlera la possibilité pour cet analysant d’interroger sa position d’homme et de travailler sur son rapport à l’Autre, quand l’Autre se trouve être une femme.
D’aucun pourrait me rétorquer, à la lecture de ce dialogue, que c’est la psychanalyste elle-même, par son insistance, qui a peut-être induit une dimension érotique qui n’existait pas. Mais généralement, si l’analyste insiste sur tel mot ou telle expression, ce n’est pas sans lien avec tout ce qui s’est déjà exprimé à maintes reprises dans de précédentes séances. Quand bien même il s’agirait d’une pure suggestion, elle n’aurait pas le pouvoir de produire le moindre effet de révélation : les propositions qui ne rencontrent pas de véritable écho ne tardent jamais à se perdre, sans retour. L’analysant aura beau, sur le moment, trouver telle intervention de l’analyste très censée, si celle-ci ne touche pas profondément à quelque chose en lui, elle n’aura pas le pouvoir d’ouvrir de brèche. Et quand bien même un psychanalyste se prendrait pour une roulette de casino, lançant au hasard mille et une pistes, seules celles qui seraient véritablement pertinentes seraient retenues : seul ce qui « fait sens » reste. Et encore, ce reste est souvent transformé : combien de fois ai-je entendu « ce que vous avez dit la séance dernière m’a vraiment marqué, c’est incroyable, ça a déclenché toute une série d’effets » ? Pourtant, voilà qu’au moment où on me cite, je ne reconnais pas vraiment le propos qu’on me prête ! Ce talent qu’on m’attribue est en réalité… celui de l’analysant lui-même, qui entend ce qu’il a à entendre, même dans un silence, un frémissement, un soupir, qu’il aura interprété comme il lui convient, et c’est tout ce qui compte. L’analysant entend ce qu’il a à entendre, ou ce qu’il est prêt à entendre, quand il l’est : il peut s’écouler parfois des mois, voire plus, avant que l’analysant ne se saisisse de ce que l’analyste a un jour pointé. Dans la Psyché, rien ne se perd de ce qui sonne juste, même si l’écho s’en transforme et chemine parfois longtemps, jusqu’à trouver sa place.
Socrate, dont la mère était sage-femme, aimait à dire qu’il se considérait lui-même comme un « accoucheur » des âmes : pensant qu’on n’apprend jamais rien à un disciple que ce qu’il sait déjà, en germe, il partait du principe que le maître n’a pas d’autre fonction que celle d’un maïeuticien.

À la manière du célèbre philosophe athénien, l’analyste invite l’analysant à faire éclore une vérité qu’il ignore abriter.
Une vérité qui, en bonne part, n’était jusque-là qu’en puissance : la psychanalyse n’est pas de l’archéologie. Il ne s’agit pas de déterrer un savoir factuel, déjà là, comme un bon vieux nonos de dinosaure attendant patiemment d’être découvert ou redécouvert… Ni simplement d’arracher à la mémoire traumatique un souvenir clef. Il y a surtout, dans l’éclosion de cette vérité, celle de l’analysant, un avènement, une création : tout prend sens, à cet instant, en vertu d’un récit se nouant imaginairement et symboliquement au réel de « faits » (faits psychiques, traces mnésiques) qui s’en trouvent éclairés de manière inédite, et c’est ainsi qu’a lieu l’avènement du Sujet, qui s’exprime enfin dans sa vérité.
Ainsi, en ayant l’air de répéter bêtement ce que vous venez de dire, votre psy vous interroge sur ce qui s’exprime peut-être à votre insu, vous invite à vous ouvrir à la polysémie des mots que vous prononcez. Son rôle, entre autres, est de mettre l’analysant face à une découverte à la fois terrible et merveilleuse : on ne sait pas ce qu’on dit quand on parle. Terrible, parce que cela signifie que nous ne maîtrisons rien : là où nous sommes convaincus de savoir ce que sommes en train de dire, quelque chose de tout autre se dit et nous échappe. Merveilleuse, parce qu’elle ouvre à l’analysant la possibilité d’entendre ce qui se joue véritablement en lui, et la perspective d’y agir.
Dès lors, on voit en quoi la psychanalyse en apprend sur ce qu’est la limite, et ce en quoi celle-ci est libératrice, fondatrice, quand elle se pose à l’endroit juste et peut enfin s’intégrer dans la douceur.
À la maxime de Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien », répond en miroir celle de l’analysant qui, lui, pourrait-on dire, « ne sait pas qu’il sait ».