La psychanalyse : une histoire à deux ? Rien qu’à deux ?
Il s’écrit des partitions dont on n’entend pas toujours la musique, mais dont les inconscients battent la mesure, ensemble.

Outre les figures familiales et historiques qui s’invitent tels des fantômes dans le cabinet, l’analysant et l’analyste sont loin d’être seuls dans la pièce. Ou plutôt, s’ils peuvent l’être, c’est justement en vertu de l’existence… des autres analysants !
On les aperçoit parfois, en arrivant, en repartant, les autres. On en est gêné, curieux. On a parfois envie de les oublier. Mais on sait bien qu’ils existent, les autres. Ils affleurent à la périphérie, ombres anonymes, visages à peine entraperçus, compagnons mystérieux de routes parallèles. On y pense. Et puis, on les oublie. Quelques fois, on les imagine. Ils sont agaçants, les autres. On aimerait ne pas les croiser. Ils sont intrigants, aussi. On aimerait les connaître. Ils forment un petit monde fantasmatique, dont on se sent faire partie. On ne sait pas très bien comment. Il semble qu’il existe là un lien diffus, invisible. On le sent, mais lequel ?
La dimension collective
Un aspirant à l’analyse me demande quel est mon tarif. Je lui réponds que je ne sais pas. « Ah bon ? ». Je lui rappelle la fourchette indicative, et comme il s’agit d’une personne très aisée, je lui dis : « À vous de voir. Si vous optez pour un tarif un peu plus élevé, vous me permettrez de le baisser pour les personnes en difficulté financière. En d’autres termes, vous contribuerez à rendre la psychanalyse accessible à tous. ». Je vois alors une lumière briller dans ses yeux : il aperçoit la dimension collective, la portée politique de ma proposition. Je ressens sa joie à l’idée d’œuvrer, par ce geste, à quelque chose qui est, d’ores et déjà, plus grand que lui. Nous voilà d’emblée dans l’idéal d’un autre monde : un monde de justesse et de justice. L’utopie prend lieu. Le message est passé : la psychanalyse ne se fait pas à deux, mais avec de nombreuses autres personnes qui se soutiennent et se portent, et qui rendent possible qu’il y ait un analyste.
Un autre s’interroge : « Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes sincèrement engagée ? ». À quoi je réponds : « Parce que je vous ai choisi, tout comme vous m’avez choisie. Et si je vous ai choisi, c’est parce que je le peux. Et si je le peux, c’est en vertu du nombre de demandes qui me sont adressées et des analyses qui sont déjà en cours. En d’autres termes, je n’ai pas besoin d’un nouvel analysant. La question est donc de savoir si j’en ai envie. Et la réponse est oui. ». Ainsi, c’est par l’existence d’autres analysants que je peux l’assurer de mon désir d’analyste.
Mais faire exister les autres, c’est aussi le risque pour l’analysant de douter de sa valeur : « Les autres analysants, ils s’en sortent mieux ? Ils font comment, eux ? ». Le groupe fantasmatique des « autres analysants » rejoue un peu la classe d’école, ou la fratrie : on s’y projette parfois en benjamin, le dernier arrivé, le moins expérimenté, ou en dernier de la classe. Plus rarement en premier de la classe ! Ainsi, un autre analysant s’exclame, gêné : « J’ai peur de vous décevoir, si je n’y arrive pas. Si j’échoue à être un bon analysant. C’est ce côté « bon élève » chez moi qui m’a toujours empêché de faire les choses pour moi ».

À quoi je réponds : « Vous n’êtes, heureusement pour vous, pas mon seul analysant. Sinon, en effet, tout pèserait sur vos épaules. Vous ne seriez pas libre. Et moi non plus, car je dépendrais de vous pour être analyste. Il me faudrait absolument me prouver, par la réussite de votre analyse, que je suis une bonne analyste. Mais j’ai suffisamment d’analyses en cours, ou terminées, magnifiques, pour supporter l’éventualité d’un échec. En vérité, ce n’est pas d’abord votre analyse dans laquelle je suis si passionnément engagée, mais dans l’exploration de la Psyché : il se trouve qu’elle se poursuit à travers celles de multiples analyses. Qu’elle se fasse aussi à travers la vôtre ne m’est pas indispensable. Mais votre analyse me tient à cœur : je souhaite que vous la meniez et qu’elle vous mène quelque part. J’y crois et je l’espère pour vous. ».
Chaque analyse est essentielle pour l’analyste : aucune ne lui est indispensable.
Pour cet analysant, le soulagement est immédiat : il comprend qu’il a le droit d’échouer. Il va donc pouvoir se libérer de l’injonction de réussir pour satisfaire autrui et librement s’interroger sur ce qui se rejoue là, pour lui, dans cette croyance qu’il aurait, à lui tout seul, à faire tenir l’analyste, en s’assurant d’être le bon objet de la jouissance de l’Autre. Il va pouvoir devenir Sujet de sa propre analyse. Tout cela grâce à l’existence de ces autres analysants qui le dégage, par sa simple évocation, de l’injonction de réussite dans laquelle une relation purement duale l’aurait piégé.
L’analyste : une pâte psychique
Mais un autre fait son entrée après avoir aperçu le précédent : « C’est du travail à la chaîne ! Comment faites-vous ? ». J’entends tout de suite, derrière l’expression du « travail à la chaîne » l’inquiétude quant à la possible indifférence de l’analyste : celle de l’ouvrier à l’égard des objets, tous identiques, qui se succèdent à sa vue, et auquel il imprime la même série de gestes automatisés : « Ne suis-je qu’un numéro pour vous ? Ai-je un statut spécial ? ». Toutes ces questions traversent la plupart des analysants.
En vérité, l’analyste n’a aucun mal à passer d’une parole à une autre, car ce qu’il écoute à travers toutes ces paroles singulières n’est autre que les murmures d’un seul et grand roman. Il entend de l’universel pris dans de la singularité, de l’intime, de l’unique. Et plus il en écoute, plus il est en état d’en entendre quelque chose. Car son écoute le déplace. Le transforme.
L’analyste est une sorte de pâte psychique qui se fait travailler toute la journée. Quand le soir vient, il m’arrive d’être sonnée, comme après un long voyage, émotionnellement épuisée. Chaque matin, j’ignore la traversée du jour, l’état dans lequel celle-ci me laissera le soir.
Il y a des jours où les séances se succèdent, toutes plus belles les unes que les autres. C’est à couper le souffle. Il y a des moments d’amour pur. D’indicible humanité. Des vertiges d’élégance. Rien n’est plus bouleversant que le spectacle d’un être humain qui se libère. Rien n’est plus impressionnant que l’héroïsme de certains analysants. On est parfois transporté par leur audace, leur inventivité. C’est trop. Il y a un point au-delà duquel la beauté devient douloureuse, à la limite du supportable. D’autant qu’elle est difficilement partageable. À qui le dire ?
D’autres jours, les séances sont toutes à mourir de rire. Analyste et analysant se tordent, et le rire se répercute, de séance en séance. Certains fou-rires font mal au ventre. D’autres jours, on a les yeux brûlés au sel des larmes. Les mots sont pleins de tristesse. Une tristesse qui semble gagner toutes les séances. Mais qu’ont-ils tous ? Pourquoi le même jour ? Certes, les gens sont reliés par l’actualité. Ils sont aussi reliés à un seul et même point commun : leur analyste. Son état psychique offre la toile de fond des séances du jour.
Mais cette toile de fond est changeante. Elle est elle-même fonction des séances, de ce qui s’y passe. C’est une incessante dialectique à laquelle les analysants participent. Ce sont les analysants qui font l’analyste du jour.
Synchronies
Il m’est arrivé plusieurs fois de me surprendre à repenser, ou à rêver d’une personne reçue autrefois : pourquoi son souvenir revient-il après tant de temps, des années parfois ? Mais à peine la question s’est-elle posée que son nom s’affiche : elle me recontacte, elle veut reprendre des séances. Assurément, il existe des liens et des rythmes qui nous dépassent. Il s’écrit des partitions dont on n’entend pas toujours la musique, mais dont visiblement nos inconscients battent la mesure, ensemble, quel que soit le temps écoulé.
Tout analyste a forcément vécu ces troublantes synchronies qui font parfois le mystère de la pratique : dans la même journée, le même mot étrange s’impose, la même image réapparaît, d’une séance à une autre, d’une parole à l’autre. Ils ne se connaissent pas, ne se verront jamais, et pourtant, c’est le même endroit intime, quasiment indicible, la même remarque un peu bizarre, la même métaphore surprenante, la même sensation troublante. Les gens surestiment leur solitude, et sous-estiment l’universel de la Psyché : ils redoutent de ne pouvoir être compris, s’imaginent enfermés dans ce qu’ils croient être seuls à avoir vécu, ressenti, convaincus qu’ils sont les prisonniers d’indicibles.
En vérité, l’analyste a entendu mille fois la même chose : mais à chaque fois, cependant, de manière unique. Et parfois, cela change tout : il arrive qu’on entende différemment une personne grâce à une autre. Telle séance a plongé l’analyste dans un certain état, l’a déplacé à tel endroit, ou lui fait apercevoir une chose pourtant bien connue, mais sous un tout nouvel angle : le lien se fait alors et, tout à coup, voilà qu’on entend tout autrement ce que dit tel autre analysant. Généralement, cela permet de répondre de manière inédite et particulièrement fructueuse.
Les analysants se font ainsi les uns aux autres d’infinis et précieux cadeaux, sans même le savoir : ce sont des cadeaux inestimables, que personne ne leur a jamais faits, et ils ne sauront jamais de qui ils les tiennent.
Le soir venu, l’analyste se retrouve parfois bien seul, alors qu’il vient de vivre un peu l’équivalent d’une année dans le grand Ouest sauvage… Comment, après tant d’aventures extraordinaires, aller boire un verre, comme si de rien n’était, et parler ou entendre parler de toutes petites choses, comme la plupart des gens fait ?
Bien sûr, entre analystes, il arrive qu’on partage découvertes, merveilles, doutes, déboires, trésors, impasses, consternations, espoirs, tristesses infinies, joies indescriptibles… Ces partages sont anonymes et se font sous le sceau du secret : l’éthique de l’analyste est telle qu’il garde la confidence d’un autre comme s’il s’agissait d’un analysant. D’ailleurs, ponctuellement, c’est ce qu’on devient : l’analysant ou l’analyste d’un autre analyste. Car l’analyste qui se confie à un autre n’est pas en train de parler de ses analysants, mais de lui, de ce qu’il ressent, de l’épreuve ou du bonheur que lui fait vivre telle analyse. L’analyste n’est donc, heureusement, pas si seul, pas tout seul, lui non plus. Il a lui aussi quelques autres compagnons de routes parallèles. Et puis souvent, l’analyste écrit. Et même, parfois, il arrive qu’un de ses écrits sorte de ses tiroirs…