La psychanalyse : une tête sans corps ?

Dans une courte pièce de Prévert à mourir de rire, intitulée En famille, une mère appelle ses deux fils à passer à table. Mais voilà qu’un seul des deux arrive, avec un aveu terrible : il vient de décapiter son frère ! La mère le réprimande tendrement et se plaint des bêtises de ses deux garnements. Puis elle demande à voir la tête de son enfant défunt : elle veut la récupérer, c’est quand même celle de son fils ! « Je l’ai cachée dans le cellier ! », lui répond le coupable. Après avoir considérée la tête du décapité, la mère s’enquiert du corps : « Et le corps, fils, qu’as-tu fait du corps ? ». À quoi ce dernier répond : « Le corps ? Il court encore ! ». La mère s’attendrit de nouveau : « Ah jeunesse ! Tous les mêmes ! Toujours à courir… »

Le meurtre dont il est question ici prend alors tout son sens : sans tête, on ne peut plus ni penser ce qui arrive, ni parler. Ici, quelqu’un a été réduit au silence : mais qu’est-ce qu’un corps sans tête, qui continue sa vie ? Il en va de même de certaines souffrances indicibles, refoulées : quand il ne se trouve plus que le corps pour les exprimer, celui-ci le fait avec une redoutable constance, et une insistance parfois effrayante. Il y a là quelqu’un qui sonnera l’alerte et s’il n’est pas entendu à temps, jusqu’à ce que mort s’en suive. C’est terrifiant, incroyablement puissant, et ce quelqu’un n’est autre qu’un inconscient aux abois, criant sa détresse comme il le peut.
C’est pourquoi la psychanalyse ne distingue pas l’Inconscient du Corps. C’est le même être désirant, hurlant. Car du mot « psychanalyse », il faut surtout entendre le radical « lyse » : une lyse, autrement dit une destruction chimique, organique, animale. C’est une dissolution. Oui, mais de quoi ?
Bien sûr des symptômes, mais d’abord et surtout de leurs causes, autrement dit d’un certain nombre de croyances, d’associations d’idées, de réseaux signifiants. C’est tout le récit, à la fois conscient et inconscient, que le Sujet se tenait, auquel il tenait, et par lequel il tenait, qui se dissout ! De plus, tout cela se fait par la constitution de ce qu’on appelle le transfert, lui-même voué à se dissoudre un jour.
En psychanalyse, il y a donc bien lyse. Mais cela ne va pas sans réédification. Il est devenu à la mode de se déclarer, dans les milieux progressistes, « déconstruit ». C’est devenu un compliment, une fierté. On dira par exemple de telle personne sensibilisée à la question du genre qu’elle est « déconstruite ». Très bien. Mais… encore faut-il reconstruire ! En psychanalyse, rien ne saurait advenir sans édification nouvelle. Alors, pourrait-on dire, la boucle est bouclée : tel un astre ayant achevé sa révolution, l’analysant, au bout de son propre parcours orbital, se retrouve au même point, mais à jamais transformé. Pourtant, on est bien soi : on reste soi, et même plus que jamais, mais libéré des croyances oppressantes qui empêchaient le désir de circuler.
La psychanalyse n’œuvre pas dans la « pleine conscience » : au contraire, elle s’occupe de l’obscur, de ce qu’on ne comprend pas. Et d’ailleurs, elle semble ne jamais aussi bien « marcher » (mais peut-être court-elle ?) que lorsqu’on a le sentiment de ne rien y comprendre : tout change, mais on ne saurait dire comment. C’est en effet trop complexe et trop rapide pour la conscience : ce qui peut se passer, au plus fort d’une psychanalyse, est comme une réaction en chimie. Tout s’est dissout, et tout se rassemble ailleurs, autrement. Les éléments sont les mêmes, mais les équilibres et les rapports ont changé. L’histoire ne change pas, c’est toujours la même : on est toujours le produit des mêmes faits, ils n’ont pas cessé d’avoir eu lieu ! Comme les manques avec lesquels il a fallu grandir, mais on en est désormais le Sujet : on est entré dans une narration de soi-même qui fait sens et qui permet désormais d’agir. Des cartes du jeu dont on dispose, on ne pense plus à pleurer celles qu’on n’a pas ou celles dont on se serait passé. Chacune a désormais sa place, et on sent qu’on est en train d’en trouver la combinaison gagnante.
Du processus analytique, on ne comprend souvent pas tout, et parfois même, pas grand-chose. On essaiera de comprendre plus tard, peut-être : l’essentiel n’est-il pas d’abord de « sauver sa peau », au sens figuré comme au sens propre ?
Car de figuré ou de littéral, c’est justement le genre de distinction que l’Inconscient ne fait pas : d’une représentation à une autre, il n’y a pas de déperdition pour lui. Ici, l’idée même de métaphore s’évanouit : ici, tout est incarné. Sauver sa peau psychique, c’est sauver sa peau, tout court.
C’est pourquoi, quand quelqu’un fait une crise d’angoisse, il n’est jamais en train de se dire tranquillement que ce n’est que de l’angoisse, que cela va passer : il fait l’expérience de se sentir mourir, littéralement. Et il en ignore la raison, ce qui l’angoisse encore plus. D’autant que c’est angoissant d’être angoissé…etc. Alors son cœur s’emballe, sa respiration devient courte, son ventre se noue et la sueur perle à ses tempes. Ainsi, comme dans la pièce de Prévert, le corps, coupé de toute parole, continue de s’affoler de manière apparemment absurde, en se faisant le support de symptômes désormais autonomes.
En psychanalyse, on a donc surtout affaire à du corps… qui s’entête ! C’est pourquoi on l’interroge, ce corps souffrant. Si la psychanalyse s’intéresse au corps et tente de l’écouter, c’est parce qu’elle travaille justement à ce que des corps retrouvent leurs têtes, et inversement !