La série « En thérapie », ou la nostalgie du Père
Quand le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et il se plongeait dans une prière silencieuse.
Et ce qu’il avait à accomplir se réalisait.
Quand, plus tard, le père de mon père se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit :
« Nous ne savons plus allumer le feu mais nous savons encore dire la prière. »
Et ce qu’il avait à accomplir se réalisa.
Plus tard, mon père (…) lui aussi alla dans la forêt et dit :
« Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait et cela doit suffire. »
Et cela fut suffisant (…)
Mais quand, à mon tour, j’eus à faire face à la même tâche, je suis resté à la maison et j’ai dit :
« Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire. »
Hélas pour moi
Jean-Luc Godard

La figure de l’analyste va et vient dans l’ordinaire des séries et des films : elle y prend souvent place de manière loufoque, peu réaliste. Mais pour une fois, on a pu voir à l’écran un psy au travail, crédible (à certains égards), dans le personnage de Philippe Dayan, héros de la série « En thérapie », réalisée par Éric Toledano et Olivier Nakache : le « psy préféré des Français », un titre consacré et repris par nombre de tabloïds.
Il est vrai que Dayan est chaleureux, intelligent, sensible, réconfortant, parfois maladroit, mais la sympathie l’emporte. Car il s’agit d’un psy qui essaie vraiment, sincèrement engagé dans sa pratique. On sent chez lui, malgré tout ce qui le limite, un amour profond pour l’humanité. Si ce personnage a tant touché le public, c’est selon moi parce que la série nous donne à voir là le visage d’un homme fragilisé : les fissures du monde qui se craquèle semblent, d’épisode en épisode, se concentrer sur son visage qui, tel le portrait d’un Dorian Gray de notre époque, les prend une à une, pour finalement les porter toutes, jusqu’à la brisure intime.
De fait, Dayan me paraît se trouver exactement à l’endroit d’un écartèlement très contemporain : le point de passage critique entre deux mondes irréconciliables. Il n’a rien à voir avec les psys froids d’une certaine tradition, mais il semble qu’il ne se soit pas encore suffisamment libéré de tout un système de valeurs et de croyances pour être tout à fait à l’aise, cohérent, et à même de proposer avec force une nouvelle façon de bâtir du cadre dans un cabinet d’analyse. Cet analyste se tient exactement à la lisière où la psychanalyse contemporaine, tout comme le reste de notre société, vacille : entre d’anciens repères, qui s’écroulent, et de nouvelles coordonnées, qui sont encore à inventer. Il incarne à merveille, selon moi, la figure de cet analyste mâle en voie de disparition, tiraillé entre désir de progrès et nostalgie du Père.
Et certes, nous sommes à l’ère des effondrements. Catastrophe écologique, sentiment d’effondrement sociétal et de perte d’identité culturelle, ambiance de fin du monde : c’est le grand retour de Khaos, et la terreur invite certains à se raccrocher aux repères de l’ordre ancien. La montée de l’extrême droite un peu partout témoigne de ce désir de retour au Père. La nostalgie de l’époque des empires, de l’avant mai 68, du fantasme d’une société plus régulée, plus stable, et d’une culture encore intègre, sans mélange, où les identités et les rôles semblaient clairs et n’étaient pas remis en question réactualise plus que jamais, sans surprise, le vieil adage illusoire que chaque époque, pourtant, renouvelle imperturbablement : « c’était mieux avant ».
Cependant, il n’est nul besoin d’aller jusqu’aux milieux fascisants ou très conservateurs pour retrouver cette nostalgie des temps où le Père apparaissait dans toute sa gloire : Dayan, homme d’âge mûr et d’un milieu parisien privilégié, évidemment psychiatre, qui tente, entre deux prescriptions, d’être psychanalyste, d’une sensibilité que l’on pourrait qualifier d’« intellectuel de gauche », se retrouve aux prises avec les attentats de 2015 qui entrent violemment en écho avec son sentiment plus général de perte de pouvoir. En pleine dépossession de sa jeunesse, de son prestige auprès d’une patientèle qui le met de plus en plus ouvertement au défi, mais aussi de son autorité de père vis-à-vis de son fils, tout comme de l’influence qu’il exerçait jusqu’alors sur son épouse, il évoque avec nostalgie l’époque où, dit-il, il faisait si bon « être là, devant les analystes en formation, à mener un entretien avec une anorexique, un paranoïaque ou une mélancolique… ».

On croirait entendre parler d’une de ces leçons cliniques données par Charcot à la Salpêtrière à la fin du XIXème siècle ! Un parterre exclusivement barbu, observant une hystérique dénudée, sous le regard du maître, l’ayant plongée dans un état d’hypnose… Et Dayan d’ajouter : « Je sentais l’assistance. En nous regardant faire, ils comprenaient le travail thérapeutique. Ça me rassurait. ».
Et oui, ça le rassurait, Dayan. Car on le voit aujourd’hui tremblant comme une feuille devant telle analysante, son épouse ou sa propre psychanalyste : cerné de près par toutes ces figures féminines contemporaines, toutes plus puissantes les unes que les autres, et qui affirment leurs désirs haut et fort, le pauvre homme se sent tout chose.

Alors le voilà qui se raccroche comme il peut au souvenir de cette époque de maîtres et d’élèves où les barons de la psychanalyse, essentiellement des hommes, blancs, de milieux privilégiés, bénéficiaient d’une aura et d’un respect aujourd’hui sur le déclin. Clairement, Dayan appartient à cette génération d’analystes qui fit ses premiers pas dans les traces encore tièdes du charismatique Lacan, et dont Gaëtan, le mentor défunt dans l’ombre duquel notre héros peine à s’extirper, apparaît comme une espèce de frère cadet ou de double fictif.
Il faut situer cette époque, dont Dayan exprime la nostalgie, bien avant les débuts du mouvement meetoo, et peut-être bien avant l’affaire DSK. En parlant de son épouse, celui-ci déclare : « Elle a enfin eu son poste de professeure à l’université, donc je ne l’appelle plus que comme ça : professeure Dayan ! ». Mais qu’est-il en train de dire là, si ce n’est qu’il est ce Pygmalion auquel son épouse doit d’avoir décroché ce poste, ce titre et cet honneur qui la hissent désormais à sa hauteur, ou presque ? Accoler son nom à lui à son titre à elle lui permet de le lui rappeler constamment. Il ne faudrait pas qu’elle l’oublie : c’est lui qui l’a façonnée. Les attentats lui servent à ne pas dire ce qui est véritablement attenté en lui : l’homme, dans sa virilité, son prestige, et l’ascendant sur sa femme menacé par le désir d’émancipation de celle-ci.
Il en vient à confier ses doutes à son analyste : elle le trompe. Il ne veut pas lui en parler, de peur de « se couvrir de ridicule ». Dayan se sent humilié par la situation. Et, dans un soupir qu’il croit réserver aux seuls attentats, mais dont il faut entendre la portée bien au-delà, il s’exclame : « L’ordre du monde a été ébranlé, le monde tout entier me semble étrange. ». Il s’agit là d’un homme perdu, en pleine crise de confiance et de perte de repères : la République patriarcale, coloniale et postcoloniale, qui est aussi le monde des hommes, ses croyances, ses fétiches, vacille sur ses bases, et Dayan avec.
De la psychanalyse de papa à la psychanalyse en jean
Un peu comme chez Dayan, la psychanalyse de la fin du XXème siècle s’imageait encore dans le clair-obscur d’un cabinet cossu, surchargé de livres et d’objets d’art prenant la poussière, parmi lesquels se frayait un hommage ostentatoire et quasi religieux à la culture. Au bout d’un large tapis persan trônait un fauteuil, souvent en cuir, parfois en velours usé, toujours imposant, non loin duquel veillait un inévitable portrait de Freud, répondant à celui d’un Lacan presque tout aussi incontournable sur le mur d’en face. On y entrait, ployant l’échine sous le poids de cette bourgeoisie triomphante, à moins que ce ne soit, parce que l’analyste d’alors était souvent un homme, sous le poids de l’autorité de ces trois figures du Père, j’ai nommé la sainte Trinité psychanalytique : au nom du Père Freud, du fils Lacan et de l’Analyste lui-même ici présent, Amen.
On venait à confesse, prenant place sur un divan plus ou moins confortable, découvrant les dénivelés intimes, patiemment façonnés par les nombreux corps ayant précédé. On tâchait de se fondre dans les empreintes de ces fantômes, et les mots prenaient un envol timide, bientôt rejoints dans leur essor par les volutes d’une épaisse fumée. Parce que ce psychanalyste-là fumait, parfois la pipe, souvent le cigare. Laconique, celui-ci décrochait un mot ou deux en séance, ou se fendait d’un calembour qui produisait son petit ou grand effet… comme aucun.
Sur ce, notre analyste fumeur, blanc, souvent barbu, rarement gay, retrouvait ses pairs et rivaux eux-mêmes tout aussi barbus, fumeurs, blancs, plutôt cisgenres etc., au sein d’une grande association où il s’agissait de jargonner à qui mieux mieux, débattait virilement avec ses pairs de topologie lacanienne pour finir par s’y perdre, quand ce n’était pas dans des règlements de compte sanglants, dignes des plus grandes tragédies grecques… ou des plus petites cours de récré.
C’était une époque où l’on parlait encore de « cure » analytique, des « analysés » que ces barbus affirmaient avec fierté avoir « allongés », pour évoquer le fameux passage au divan. Pourtant, c’est à Lacan que l’on doit le participe présent de ce magnifique mot d’« analysant » : magnifique, parce qu’il met à l’honneur la personne venue prendre parole. La voici désormais non plus en place de « patiente », mais actrice et héroïne de l’aventure analytique qui est bel et bien la sienne. Cette évolution des mots raconte l’émancipation théorique et pratique de la psychanalyse vis-à-vis de l’autorité médicale : peu à peu, on l’a vue quitter les rives d’une époque où de nombreux psychiatres se sentaient plus volontiers autorisés que d’autres à s’essayer à l’écoute analytique, sans pour autant s’affranchir de leurs croyances, issues tout droit du paradigme médical, les faisant beaucoup se soucier de la frontière dont ils s’imaginaient les garants entre le sain et le pathologique. Pourtant, c’est à Freud lui-même, médecin de formation, que l’on doit les tout débuts de l’émancipation de la psychanalyse vis-à-vis de la médecine : il fut le premier à défendre l’analyse profane, autrement dit la psychanalyse pratiquée par les non-médecins.
Comme on le voit, si je me paie la tête d’un archétype, je n’omets pas pour autant les personnes qui n’auront cessé, chaque jour, par tel geste analytique ou tel apport théorique, de s’en démarquer. Or, il s’est trouvé bien des fois que le démenti de cet archétype vienne de ses meilleurs représentants ! C’est d’ailleurs Freud lui-même qui aura le mieux contredit Freud, tout comme Lacan aura merveilleusement contredit Lacan. Je ne me moque donc de personne : les inventeurs transforment l’époque qui les a produits. On œuvre et on fait la psychanalyse de son temps : on la fait avec et par le sujet historique que l’on est, et d’où l’on se trouve. Freud, dans la bourgeoisie viennoise du début du siècle, Lacan dans le Paris des années 60-70, et nos barbus fumeurs des années 80-90, fils orphelins d’un temps dont l’ordre symbolique avait d’ores et déjà, avec mai 68 et la montée du féminisme, commencé de trembler sur ses bases, dans un monde où, néanmoins, la figure du Père tenait encore bon. En revanche, ce dont je ne me lasserai jamais de me moquer quel que soit le siècle, c’est de l’etablishment, de la pauvreté théorique qui en découle et de ce mimétisme servile, stérile, inconscient de lui-même, dangereux, car aliéné à un modèle qui devient caricature et qui ne peut qu’aliéner à son tour, en produisant des effets de violence et des situations d’abus insoutenables dans la pratique.
De nos jours, la psychanalyse se dépouille peu à peu du cérémonial imposant de ses premières mises en scène, elle cherche moins à mimer ses origines. Les portraits des maîtres ont peut-être commencé à déserter les murs de certains cabinets, non que l’œuvre de Freud ou celle de Lacan aient cessé d’être des sources d’inspiration et de réflexion, mais leurs noms et leurs regards perdent peu à peu leur fonction de fétiches. Le psychanalyste d’aujourd’hui ne fume plus si systématiquement, est de plus en plus laïc, autrement dit de moins en moins souvent un psychiatre. Cet analyste est désormais souvent une femme, porte volontiers jean et sneakers, ne prend même plus forcément de notes, et rien n’empêche, encore moins qu’hier, qu’elle soit lesbienne, noire…etc. Mais surtout, dès demain, on s’en fichera complètement. Moins de cent cinquante ans nous séparent du moment de la naissance de la psychanalyse : à l’échelle d’un champ aussi complexe, c’est ridicule. Il s’agit d’une jeune discipline dont on peut considérer que l’avènement est toujours en cours.