Le divan a-t-il encore du corps ?

Surprise : ces séances à distance ont parfois, tout au contraire, la vertu d’accélérer, voire de permettre le fameux « passage au divan » qui n’aurait peut-être pas eu lieu, ou pas de sitôt pour certaines personnes.
Ce meuble, qui n’a pourtant rien de magique en soi, si ce ne sont les représentations qu’il mobilise pour chacun, ne laisse personne indifférent : « Ça me rappelle la cale du bateau de mon grand-père ! J’adorais y dormir quand j’étais enfant. On partait pour l’après-midi, et c’était les seuls moments où je me sentais vraiment en sécurité. Je me laissais porter, bercer. C’était le seul adulte en qui j’avais vraiment confiance ! », s’exclame une personne surprise par l’émotion que son premier contact avec le divan provoque.
Mais une autre décline l’invitation : « Je ne peux pas. Le corps allongé ainsi, vous derrière, dans mon dos, non. Ce serait un peu comme quand la maîtresse d’école venait me surprendre par-dessus mon épaule pour lire ma copie ! ».
Un jour, une personne s’émeut : « C’est drôle ! J’ai l’impression que c’est votre main qui me soutient. Une main géante qui m’empêche de tomber dans le vide. », tandis qu’une autre se met à pâlir en considérant l’objet : « Non, je crois que j’aurais l’impression de passer sur une table d’examen, ou pire, d’être au bloc opératoire ! ».
Mais voici une autre encore qui, elle, s’émerveille : « C’est vrai ? Je peux ? Pour moi, c’est la place du Roi ! Je ne pensais pas y avoir droit… Je pensais que vous ne me le proposeriez jamais, à moi… », tandis qu’une autre s’horrifie : « Se coucher… Couché le chien ! J’aurais l’impression de me soumettre… Et puis c’est trop intime… J’ai l’impression de me donner en pâture… On se couche seul, pas en présence d’autrui, ou alors… c’est pour coucher ensemble. C’est sexuel, pour moi… Je l’associe à un risque d’abus, à un viol ! ».
Quelles que soient les souvenirs, les terreurs ou les fantasmes que le divan convoque, force est de constater que ce meuble, pourtant inoffensif, mobilise les imaginaires.
Le corps s’y retrouve allongé, et ce n’est pas anodin : on est alors dans une position de grande vulnérabilité. De plus, tourner le dos à quelqu’un dont on ne peut plus surveiller ou prévenir les réactions présuppose de se sentir en sécurité totale.
Mais quand la confiance est établie, l’état de détente que cette position permet s’avère propice à la rêverie et offre souvent de faire un bond dans la libre association. De plus, la parole n’est pas la même quand on est libéré de la vue de l’Autre : délesté de la prise en charge du langage non verbal de l’analyste, cela laisse beaucoup plus d’attention disponible à ce qui se passe en soi. Enfin, quand on ne voit plus l’analyste, on peut laisser libre cours à l’imaginaire et donc aussi au transfert, qui se déploie alors à plein.

L’invention du dispositif analytique est le fruit d’un travail collectif : des femmes, essentiellement, auront suivi leurs intuitions. Comme par exemple cette patiente qui, un jour, lassée de contempler la sempiternelle mine du Docteur Freud, lui annonce qu’elle va s’allonger sur le divan, pour voir. Ou plutôt pour ne plus voir. Ce n’est donc pas Freud qui fut à l’origine de l’idée. Ne tardant pas à constater qu’en effet, l’intuition de cette personne était juste, il en fit un pilier du dispositif.
Les séances téléphoniques font ainsi office de « pré-divan » : on ne voit plus l’analyste, ce personnage en est réduit à une petite voix lointaine. Mais du même coup, il accède aux dimensions du grand Autre, cette altérité radicale avec laquelle on a quelques comptes à régler…
Cependant, ces séances sans la présence des corps ont aussi leurs inconvénients : il n’y a pas de support tangible à la scène analytique qu’offre le divan du cabinet réel et c’est pourquoi elles ne sont pas adaptées à tous. Pour certaines personnes, l’analyste y est trop désincarné.
Le corps de l’analyste
Le corps de l’analyste est déjà peu directement impliqué en séance physique : on l’aperçoit en début et en fin de séance, et cela permet de revenir à la dimension réelle de « petit autre » que l’analyste est aussi (un être humain comme un autre !), sans trop rester uniquement dans la fonction imaginaire du « grand Autre » (l’altérité radicale du monde qu’endosse l’analyste, surtout quand on ne le voit pas !). Or, en séance téléphonique, on perd la richesse de ce va-et-vient d’une dimension à l’autre et tout ce qu’il permet de mettre en travail.
De plus, en séance physique, c’est le divan qui fait office d’objet transitionnel : il vient en place du corps de l’analyste, qui s’est donc déjà imaginairement déplacé.
Allongé sur le divan de l’analyste, on se sent physiquement soutenu, bercé, porté. Comme dans le ventre d’une mère ou au creux de la main d’un père. On peut s’y lover, en position fœtale. On peut aussi le bourrer de coups de poing. On peut en tomber pour se réfugier contre lui, car a priori, l’analyste n’est pas censé vous prendre dans ses bras ni vous serrer contre sa poitrine… Le divan pour ce qu’il représente, est un objet complexe, un prolongement fantasmatique du corps de l’analyste.
Exploration de l’espace
D’ordinaire, on explore donc le divan, tout comme le reste du cabinet, avec son corps : « Je ne vais pas m’allonger aujourd’hui, je ne peux pas, j’ai besoin de marcher ! ». Je ne compte plus les fois où, pour des raisons différentes, j’ai entendu cette phrase ! Et voici tel ou tel analysant en train de faire les cent pas dans cet espace devenu plateau de théâtre.
Le corps de l’analyste y répond : je me surprends en train de me balancer sur mon fauteuil, comme pour suivre cette houle. Pour mon corps, il n’est visiblement pas question d’abandonner cet autre corps agité. Il s’agit de l’accompagner, dans sa sorte de danse. Pas question cependant pour lui de se mettre à marcher aussi : je constate que mon corps ne se fait pas déloger de son lieu. Il s’y maintient, comme pour signaler un point de repère stable, apaisant peut-être, assurant sans doute l’analysant d’un phare sur lequel compter dans la nuit de sa douleur, angoisse ou nervosité extrême du moment.
Tel autre s’assied à même le sol, en tailleur sur le tapis : « J’ai besoin de sentir la terre ferme « . Chercher à parler vrai, c’est suivre son intuition, sans concession, et oser se débarrasser d’un rituel qui ne fait, momentanément, plus sens, sous peine de tourner à celui d’un cérémonial guindé, factice.
Je m’aperçois alors que je me suis repliée, coudes sur les genoux, une joue contre la paume de ma main, attitude rêveuse, à hauteur de cette espèce de goûter sur l’herbe imaginaire qui s’improvise. Encore une fois, mon corps accompagne, sans se laisser emporter.
L’analyste suit la danse, mais sans s’y perdre : il demeure le pivot « indéboulonnable » autour duquel le mouvement est possible, l’immuable appui sur lequel on peut prendre pied.
L’irruption d’autres corps
Au cours de nombreuses années, j’ai pu faire face à diverses situations cocasses, et en les accumulant toutes ici, on pourrait croire que les lieux où je reçois sont ouverts aux quatre vents ! Évidemment, il n’en est rien : d’ordinaire, mes cabinets sont plutôt préservés du bruit et des intrusions. Ce sont des refuges en plein Paris. Mais voyons, pour rire, ce que donne la condensation de ces anecdotes extrêmement rares.
Quelqu’un frappe à la porte, en pleine séance ? C’est un analysant qui se trompe d’heure ! Des enfants qui font une farce. Des ouvriers qui se croient seuls au monde et hurlent dans le hall. Ou des gens qui prennent l’entrée de l’immeuble pour un salon. Au dehors, dans la rue, un couple vient se disputer juste devant les fenêtres du cabinet. J’ouvre la porte, je demande aux enfants d’aller jouer ailleurs, aux ouvriers de faire plus attention. Je rappelle aux gens qui tiennent salon ou aux amoureux en colère que je suis en plein travail, avec douceur, mais fermeté. Les gens baissent le ton, s’éclipsent, ou tentent un peu d’argumenter : mais devant mon absence d’agressivité, ils finissent par désarmer et s’en vont en s’excusant. Bref, je défends la séance de mon analysant. Et tout à coup, pour cette personne, ce n’est plus simplement symbolique : sa psychanalyste protège son espace aussi dans le réel. Et cela nourrit l’imaginaire…
Un matin, de bonne heure, un marteau-piqueur, juste devant mes fenêtres, empêche complètement une séance : ou bien nous l’annulons, ou bien… Nous tentons notre chance dans l’arrière-salle déserte du troquet d’à côté ! Et pourquoi pas ? Il se trouve que ce troquet se nomme… Le Refuge ! Nous y prenons un café, souriant de la situation. Nous sommes dans un calme total, et comme personne ne vient nous déranger, mon analysante s’allonge sur la banquette. Nous recréons peu à peu les conditions de la séance, qui reprend son cours…
Un soir, une analysante articule, d’une voix étranglée : « Il y a une grosse araignée juste au-dessus de moi, je la fixe depuis le début de la séance. Je n’ai rien osé dire jusque-là mais je n’y tiens plus, je suis pétrifiée. J’ai peur qu’elle me tombe dessus. Je suis arachnophobe… ». Tout naturellement, je me lève, saisis délicatement l’animal et le rends au monde du dehors. « Ben mince alors ! J’ai toujours cru que c’était à moi de m’adapter, de faire avec mon inconfort. Toute mon enfance, j’ai tu mes terreurs, pour ne pas gêner les adultes. Ce que vous venez de faire là, personne ne l’a jamais fait pour moi. »
Ce geste anodin vient d’ouvrir un gouffre de souvenirs, de tristesses et de malaises comprimés : il jette la lumière sur la solitude effroyable d’une petite fille ayant passé sa vie à tâcher de se faire oublier, pour ne pas peser sur des parents que son existence avait toujours semblé encombrer. C’est dans la situation concrète que vient de s’opérer une de ces « révolutions coperniciennes » qui renversent tout. Ce n’était pas normal, elle le savait, mais là, pour la première fois, elle fait plus que le savoir : elle le ressent de tout son être, dans son corps.
Les animaux se font parfois les auxiliaires imprévus de la psychanalyse ! Ainsi, quelques années plus tard, une personne, encore en face à face à cette époque, évoque un buisson derrière lequel il se serait peut-être produit une chose terrible alors qu’elle n’avait que quatre ans. Elle le sent. Elle ne peut pas en parler. Elle ne s’en souvient pas vraiment. Ce n’est peut-être pas arrivé. Elle ne sait même pas vraiment quoi. « Vous vous en doutez, n’est-ce pas ? Nous avons rendez-vous derrière ce buisson. Tôt ou tard. Mais rien ne presse. Quand le moment sera venu, nous irons voir ensemble l’horreur qui s’y cache », avais-je annoncé. Quelques temps plus tard, tandis que cette personne parle, toujours en face à face, j’aperçois une petite souris qui passe à toute allure derrière le fauteuil où elle se tient. La minuscule bestiole traverse la pièce sans un bruit. Je retiens mon souffle, pressentant qu’elle va réapparaître, et que ce surgissement risque de provoquer une réaction très vive chez cette personne. Sans surprise, la souris paniquée repasse à toute berzingue, cette fois sous les yeux de l’analysante qui se met à hurler et se recroqueville sur son fauteuil : oui, ce surgissement imprévu d’un corps qui crève et intruse l’espace a tout à voir avec ce qui s’est passé, autrefois, derrière le fameux buisson de ses quatre ans. La remontée du souvenir ne se fera pas attendre très longtemps et dévoilera l’insoutenable scène qui la hante depuis de si longues années. Alors, sa psychanalyse pourra commencer… Bien sûr, ce n’était qu’une question de temps : mais nous rions encore aujourd’hui au souvenir de cette fameuse petite souris qui aura eu le mérite d’accélérer la levée de son amnésie traumatique !
Télé-analysant, télé-analyste
Les séances à distance privent l’analysant de l’ordinaire de cette exploration de l’espace physique et de la mise en jeu des corps en présence. De plus, elles lui demandent d’être davantage co-acteur du cadre. Car on ne peut plus se laisser porter par le rituel de cette mise en mouvement du corps qui entraîne la Psyché avec lui, bien connue des péripatéticiens, et qui a la vertu de préparer la séance : le simple fait de prendre son vélo, un métro ou de marcher vers le cabinet met en route une dynamique propice à l’analyse, tout comme le trajet de retour qu’accompagnent les effets d’après-coup de la séance.
Le « télé-analysant » doit inventer un équivalent à ces rituels. Il ne peut pas non plus se laisser porter par l’espace neutre, protecteur et confidentiel du cabinet : c’est à lui de trouver, par ses propres moyens, une astuce pour s’assurer d’un lieu calme, à l’abri de tout risque d’intrusions, comme de veiller à la détente de son corps afin de favoriser l’émergence de sa parole. De même, le rituel de l’argent change : pas de chèque ni d’appoint à préparer, mais un simple clic en fin de séance pour marquer le paiement par un virement.
Tout cela devient bien léger, et manque de corps, semble-t-il. Même se serrer la main, le seul contact physique autrefois possible entre analysant et analyste, a quasiment disparu des réflexes depuis le confinement. Dans une société qui développe de plus en plus le virtuel, on assiste à une désincarnation des rapports humains. C’est à se demander parfois, si les corps ne sont plus en présence, s’il existe encore de l’analyste, ou même de l’analysant.

Pourtant, c’est lors d’une séance téléphonique, avec un jeune homme que je n’aurai jamais rencontré dans le réel, que j’ai vécu un des moments de psychanalyse les plus mémorables au sujet du corps : enfermé depuis trois jours dans sa chambre, plongé dans l’obscurité, il affirmait être victime d’une espèce d’allergie généralisée : « Même la lumière, je ne la supporte plus. J’ai été hospitalisé pendant trois semaines, à l’âge de quatre ans, pour des symptômes similaires. Je pensais que ça n’arriverait plus ! ». Mais le travail psychanalytique l’avait reconduit là, à cette détresse de la petite enfance, et le voilà qui se retrouvait exactement dans la même situation, dans une sorte de dernière grande répétition générale, une espèce de quitte ou double auquel il s’agissait de répondre.
Heureusement, après une séance pendant laquelle il aura beaucoup été question de peau, cet organe protecteur qui filtre les échanges entre l’environnement et l’organisme, mais aussi de peau psychique, cette enveloppe qui protège et délimite le Moi du reste du monde, les symptômes diminuèrent. Dès le lendemain, cet homme avait à nouveau pu sortir de chez lui et reprendre une vie normale. Comme on le voit, même à distance, il est question du corps, toujours du corps, et les manifestations en sont parfois impressionnantes.