Pour quoi payer ?

L’argent, comme le reste du cadre, ne garantit rien de l’analysant ni de l’analyste : contrairement à l’illustration ci-dessus, le paiement n’est pas ce par quoi l’analyste va juguler ses « pulsions » : il n’est d’ailleurs pas question de juguler quoi que ce soit. L’analyste n’est pas censé lutter contre lui-même, mais élaborer constamment ce qui se passe en lui afin de donner satisfaction pleine et entière à son désir, dans l’analyse en cours, quand cette satisfaction peut servir la cause de celle-ci. Mais quand un désir la met en péril, s’il n’est pas possible de le transformer pour le mettre à son service, l’analyste se doit d’en rechercher la satisfaction ailleurs : s’il fait ce travail, aucune « pulsion » ne menacera d’intruser l’espace analytique de l’analysant. Mais si l’analyste ne le fait pas correctement, cette personne devient en effet comme une prédatrice potentielle pour l’analysant et le risque d’abus en tout genre ne sera jamais neutralisé par le paiement. Que l’on sache, la présence de l’argent n’a jamais empêché les débordements, passages à l’acte et autres abus de certains analystes.

Par ailleurs, l’analysant n’a pas et ne devrait jamais avoir à « payer » autrement qu’en argent. Et c’est la raison pour laquelle, si une séance est oubliée, sciemment « séchée », ou annulée au dernier moment, elle est considérée comme due : non comme une punition, mais au contraire, pour écarter tout enjeu moral, sentiment de dette ou de culpabilité à l’égard de l’analyste. La séance est due, a priori, quoi qu’il arrive, afin de laisser libre champ aux protagonistes d’interroger le sens profond de la séance manquée : quand l’analysant n’a pas à se confondre en excuses, mais peut librement se demander ce qui s’est joué pour lui dans tel retard ou tel oubli de séance, les raisons qui apparaissent sont toujours légitimes, riches de sens et font généralement avancer l’analyse.

C’est pourquoi j’invite à considérer le créneau dévolu comme un espace symbolique et imaginaire, mais aussi bien réel que l’analysant loue. En cas d’absence ou d’annulation intempestive, l’analyste tient ce temps et cet espace pour une personne absente qui, néanmoins, ne peut être considérée comme « ne faisant pas sa séance » : en un sens, séance a lieu, avec ou sans elle. Ces temps d’absence sont signifiants et méritent tout un travail sans lequel certaines avancées décisives ne seraient pas possibles. Évidemment, cela ne vaut que si ces « ratages » demeurent exceptionnels. Car s’ils se multiplient, c’est peut-être le signe d’une balance défavorable entre désir et résistances compromettant le processus.

Quant au temps d’une séance, il est variable : d’un psychanalyste à l’autre, d’une séance à l’autre, le plus souvent entre vingt à quarante-cinq minutes, le temps est surtout fonction de ce qui s’y passe, jusqu’à cet instant où l’analyste juge signifiant d’interrompre un mouvement qui, par nature, est infini : on n’aura jamais fini de « tout dire » car « tout dire » prendrait plus de temps que la vie elle-même ! Y introduire de la coupure est un geste délicat, censé produire des effets de sens : c’est ce que Lacan a nommé l’art de la scansion. On repart alors avec la dernière phrase en tête, un mot qui reste, ouvrant un champ inexploré qui engendrera peut-être du nouveau. Ainsi, au-delà de la séance elle-même, le travail se poursuit. Ce que l’on paie là n’est donc pas non plus une certaine quantité de temps : nous ne sommes pas chez l’épicier !

Quant à la valeur de la parole, ou celle de l’écoute, elles sont tout simplement « hors de prix », au sens propre comme au sens figuré. Autrement dit, ce qu’analysant et analyste font, ce qu’une analyse permet, n’a pas de prix, au sens où la valeur en est telle qu’elle dépasse infiniment celle de l’argent. L’analyste n’est pas une station-service : on ne s’y arrête pas pour faire, moyennant quelques billets, le plein d’écoute, d’attention, de soutien. Ces choses humaines ne sont ni quantifiables ni monnayables, ni falsifiables.

Si l’analyste se retrouvait contraint d’accepter n’importe qui, on serait alors en train d’ « acheter ses services », et donc en droit de douter de sa sincérité : un psy qui n’aurait d’autre choix, sous prétexte d’être payé pour cela, que de mimer de l’intérêt pour des gens qu’il n’aurait pas choisis et qui seraient, de ce fait, non plus des analysants, mais des clients, se retrouverait un peu dans la situation d’une personne qui se prostitue : tout comme celle-ci qui, en bonne comédienne, mime une extase imaginaire pour son client, l’analyste feindrait de l’intérêt pour son analysant. Comment savoir alors si, derrière le mur de la bienveillance affichée du psy, ne se cachent pas des jugements que celui-ci prend simplement soin de taire ?

Or, tout l’efficace de la psychanalyse repose sur l’authenticité de la relation humaine qui se noue entre analysant et analyste. Si l’on ne pouvait s’assurer de celle-ci, le travail s’en trouverait biaisé, terriblement limité voire empêché, car rien de vrai ne pourrait avoir lieu avec certitude dans ce qui ne serait alors qu’une relation tarifée. Voilà pourquoi il est essentiel que l’analyste soit lui aussi en mesure de choisir son analysant. Et c’est la raison pour laquelle il vaut mieux que l’analyste ne soit pas financièrement aux abois.

Ainsi, quand j’accepte d’accueillir une personne dans mon cabinet pour la première fois, je n’estime pas encore la « recevoir », mais simplement la « rencontrer » : cela n’engage à rien, aucun cadre n’a encore été décidé de part et d’autre.

Mais alors, si on n’achète ni du temps ni de l’écoute, que paie-t-on ? Imaginons un instant un autre monde (moins fantaisiste que le nôtre) dans lequel l’humanité pratiquerait un partage rationnel des richesses : nous vivrions dans une société tout aussi étrangère à la notion de monnaie que celles de paiement ou de gratuité. Les névroses qui s’en trouveraient produites seraient sans doute très différentes, mais le métier d’analyste ne serait pas moins passionnant, et je ne vois pas pour quelle raison je ne me retrouverais pas exactement au même endroit : dans le fauteuil de l’analyste.

Il se trouve que, dans ce monde-ci, inique et violent, l’analyste doit payer, comme tout un chacun, pour ses droits vitaux, autrement dit pour assurer sa sécurité et son confort matériels : si je devais aller faire des frites pour payer mon loyer et mes courses, je n’aurais plus le temps ni la disponibilité d’esprit de faire autre chose, encore moins de faire fonction d’analyste pour quiconque. L’argent emprunte donc ici un tout autre circuit, un circuit parallèle qu’il est nécessaire, dans une certaine mesure, de séparer de celui de l’analyse elle-même.

La réponse est donc claire : si l’on paie ses séances, c’est pour qu’une personne, qui en éprouve le désir, autrement dit la nécessité subjective, qu’on a choisie comme analyste et par laquelle on a été choisi comme analysant, ait le temps, la disponibilité psychique, intellectuelle et affective de faire fonction d’analyste. On paie donc, tout simplement, pour qu’il y ait de l’analyste.