Quand le corps s’entête…

Combien de fois ai-je entendu : « Depuis que vous avez prononcé ce mot, je ressens une douleur à l’épaule ! », ou encore « Tiens, c’est bizarre, depuis que je parle de ma mère, j’ai mal au bras ! ». Combien de symptômes et manifestations physiques ai-je vu apparaître et disparaître, en l’espace d’une séance ?
Comme par exemple cette personne souffrant depuis plusieurs jours d’acouphènes, dit-elle, avec la désagréable sensation d’une oreille bouchée, découvrant au cours de la séance ce qu’elle ne voulait pas entendre, à savoir : un terrible sentiment de culpabilité vis-à-vis de son fils. Sentiment contre lequel elle luttait. Comprenant ce qui lui arrive, la voici tout à coup qui éclate en sanglots. Les émotions peuvent à nouveau se vivre et circuler. Les mots viennent leur donner corps, et le corps n’a plus besoin de pallier leur silenciation. Le lendemain, les acouphènes auront complètement disparu.
Telle autre arrive avec une migraine terrible : la séance lui permet de récupérer le conflit intense qui la tiraille, entre deux désirs qu’elle croyait inconciliables. Et la migraine disparaît. Et que dire de cette autre personne, à peine sortie d’un séjour en hôpital psychiatrique, percluse de symptômes, ayant été diagnostiquée bipolaire par les psychiatres, vouée à demeurer toute sa vie, selon eux, sous traitements chimiques divers, ces derniers lui ayant prescrit ce qui m’apparait comme l’équivalent d’une véritable pharmacie ?
La voici qui vient un jour, le corps agité, la respiration courte, l’œil affolé, avec un débit de parole effréné, le tout assorti de quelques pensées délirantes, qui l’effraient. Pour elle, à cet instant, il n’est pas question de vivre, encore moins d’exister. Elle ne sait même pas comment se nourrir, ni seulement comment survivre. Elle ne parle qu’en images et en sensations, comme si elle-même ne pouvait se percevoir autrement que comme un corps-objet.
Parfois, il m’arrive de trembler en pensant au nombre de personnes qui, comme elle, n’ayant jamais trouvé d’autre porte à laquelle frapper que celle de la psychiatrie, s’enfoncent dans la bipolarité annoncée des médecins et les effets iatrogènes de leurs diagnostics et traitements, jusqu’à ne plus jamais pouvoir en revenir. Bien sûr, tous les psychiatres ne se contentent pas de réduire le Sujet à un objet de diagnostic, en soumettant le corps à des traitements chimiques : certains sont capables d’écoute, et s’y essaient sincèrement. Tous les traitements chimiques ne sont pas non plus absurdes, et parfois soulagent considérablement les patients. Mais le paradigme de la psychiatrie reste celui de la médecine, et suivant celui-ci, les patients ne sont pas d’abord traités comme des corps-sujets : la mission d’un psychiatre est avant tout celle de nommer la pathologie, de situer chaque « cas » dans la nosographie, afin d’administrer les traitements adéquats à des corps souffrants qu’ils prennent plus ou moins le temps d’écouter.
Or, dès la première année, le travail enclenché permet à ce corps agité de commencer à parler à la première personne. Peu à peu, voilà que cette personne se débarrasse de sa « pharmacie », ces traitements lourds auxquels elle se croyait condamnée. Quelques années plus tard, – mais est-ce la même ? -, elle se tient là, sereine et radieuse : elle vient de décrocher un CAPES d’histoire, au débotté. Elle s’est décidée trois jours avant, sans avoir rien révisé de l’année, parce qu’il lui faut donner quelques cours, pour toucher un peu d’argent. Pourtant, enseigner l’Histoire à l’université tout en poursuivant sa thèse n’est pas une vocation : son vrai rêve, c’est de devenir sculptrice. Et la voilà qui intègre, bien à sa manière, autrement dit, au débotté, une prestigieuse école d’art. Elle se forme, se fait repérer par les profs, puis par des galeristes, vend ses premières œuvres, se fait remarquer par d’autres galeristes, de plus en plus nombreux. Et finalement, la voilà qui se dirige vers une carrière artistique prometteuse !
Loin de ne s’intéresser qu’à l’« âme », la psychanalyse ne fait aucune distinction entre le cerveau, cet organe support biologique de la Psyché, et le reste du corps auquel il est relié de toutes parts. Or, nous sommes les héritiers d’une culture judéo-chrétienne ayant la manie de séparer l’esprit du corps. Il en reste des traces, des habitudes de pensée.
Notamment chez les médecins dont certains donnent parfois l’impression de se prendre pour des plombiers, abordant leurs patients comme de vulgaires tuyauteries qu’il suffirait de réparer. Or, en faisant l’impasse sur la Psyché, ces derniers manquent souvent l’essentiel.
Ainsi de cette personne qui, souffrant depuis des années de colopathie, ayant consulté tous les gastro-entérologues du monde, tenté tous les régimes et traitements imaginables, sans succès, en vient un jour à frapper à ma porte, en désespoir de cause. Angoissée, complètement à bout, elle s’accroche à la dernière hypothèse, la plus saugrenue de toutes à ses yeux : et si, dans ce « syndrome du côlon irritable » qui lui pourrit la vie, il y avait quelque chose d’inconscient en jeu ?
Quelques temps après le début du travail, les crises s’espacent, deviennent moins aigües. Désormais, elle n’en a plus aucune : quand elle en reconnaît les prémisses, plutôt que de chercher la solution à l’extérieur en se demandant ce qu’elle n’aurait pas dû manger ou le nouveau traitement qu’elle n’a pas encore essayé, elle se tourne en elle-même, à la recherche de l’émotion qu’elle n’a pas eu le temps d’identifier et de ressentir, et souvent, il s’agit de la colère. Voilà l’histoire d’une personne en colère, qui ne se savait pas en colère. Et qui en ignorait les raisons. Une personne qui se croyait sans histoire. Une personne qui ne se prenait pour personne. Aujourd’hui, celle-ci sait d’où vient sa colère et quelle est sa véritable histoire. De sa colère, elle en a fait une alliée : elle l’accepte, l’accueille et s’autorise à la ressentir, cette belle colère avec laquelle elle peut désormais parler, dénoncer, écrire, s’exprimer, et refuser, quand il s’agit de dire non.
Comme on le voit, le Corps fait ce qu’il a à faire : il tire la sirène d’alarme. Et tant mieux s’il se trouve quelqu’un pour entendre. Sinon tant pis. Car il n’hésite pas : dans sa recherche éperdue de survie, le Corps donne parfois l’air de poser un ultimatum au Sujet de la conscience : « Ou bien tu m’entends, ou bien on meurt. ».
Dans tous ces exemples, on voit bien que le corps y est. Il en est. Il est même central, souvent trop seul, tout seul, en manque de compagnie. Il est tout à ses maux, car il est sans mots. Pour l’Inconscient, il n’y a aucune différence entre la maladie et le mal-dit, ce qui se dit mal, ce qui ne parvient pas à se dire. En psychanalyse, Corps et Inconscient ne font qu’un. Et c’est pourquoi le Corps est Roi : il est question du corps, toujours du corps. Celui-ci, complètement déployé, occupe la place centrale dans le cabinet : s’il trône sur le divan, c’est parce que c’est lui qui est à l’honneur. C’est lui qu’on écoute.