La peste soit de Freud !

Peu m’importe la véracité historique de ce propos devenu légende comme de savoir le sens véritable que Freud lui-même aurait pu y mettre : je propose ici de traiter cette phrase en analysante, autrement dit de la laisser sonner en moi et d’en écouter les échos, afin d’élaborer ce en quoi elle illustre pour moi le coup porté par la psychanalyse au credo de nos sociétés.
Le fantasme du Maître
L’idéologie américaine est sans doute celle qui surexpose avec le moins de complexe et le plus d’éclat, de par son histoire particulièrement sanglante, ce qui est à l’œuvre au fondement même des croyances de la culture dominante. Il ne s’agit pourtant que d’une fable, celle que l’« Homme Blanc » se raconte à lui-même depuis de nombreux siècles : il aurait été élu (par Dieu lui-même, cela va sans dire) pour se rendre le Maître de la Terre !

On aimerait rire de bon cœur de tant de naïveté avec les Nords-Amérindiens qui virent parfois débarquer les premiers « hommes blancs » d’un œil amusé, mais on ne peut pas : ils ont été massacrés. Génocides, pillages des ressources naturelles et humaines, anéantissement de la diversité culturelle, esclavage, oppressions, infériorisation des femmes sont les conséquences dévastatrices… d’une fable d’enfant !
Si l’Amérique du début du XXème siècle incarne au plus haut point l’idéologie de l’« Homme Blanc »[*], quel doute Freud s’estime-t-il être sur le point de lui injecter ?
[*] Le terme « Blanc » renvoie, de manière métaphorique, au modèle culturel occidental, même s’il s’est imposé au-delà de ses frontières d’origines. Le terme « Homme », quant à lui, renvoie à l’organisation patriarcale qui le sous-tend.
Pour répondre à cette question, une autre s’impose, nécessitant de remonter à l’origine de ce fantasme fondateur qui a présidé à l’expansion de notre civilisation, car outre le cynisme avec lequel l’Occident a assis sa domination économique et culturelle, en meurtrissant une grande partie de l’humanité, à quoi peut-on imaginer que cette fable, ce fantasme du Maître ait pu, à l’origine, être une réponse ?
Démonstrer
Le plus honnête sera de partir de l’humble sujet que je suis, qui se situe en un temps de l’Histoire, et d’une culture donnée : celle de l’« Homme Blanc » ! À cet effet, je citerai une situation autobiographique, pas des plus glorieuses, mais signifiante au regard de ce qui nous intéresse ici.
Me voilà donc une nuit, tranquillement installée dans la maison perdue au fond des bois où j’ai mes habitudes, quand il s’agit de me recueillir, penser, écrire… Dans le silence sépulcral de ces montagnes sans prétention, à des kilomètres de toute agitation humaine, je me sais parfaitement seule.
Pourtant, un bruit étrange, comme trois coups, résonne dans la vieille bâtisse. Je descends, j’ouvre la porte : personne. Les trois coups se répètent, précis, insistants : je n’ai pas rêvé. Je regarde aux alentours : rien. On frappe encore. Ce n’est pas le hasard, ni une branche d’arbre qui cognerait contre une fenêtre. J’arpente les différentes pièces de la maison, j’en inspecte les moindres recoins, monte même au grenier : pas de hibou. Je me retrouve devant un phénomène auquel je n’arrive pas à trouver d’explication logique.
Les coups se répètent. Bientôt, j’en arrive au point où toutes les hypothèses censées ont été évincées : mon imagination rationnelle est épuisée. C’est la porte ouverte à des hypothèses de plus en plus farfelues : quelqu’un se cacherait-il ? S’amuserait-on de moi ? Dans quelle intention ? Que me veut cet intrus, auquel je commence à m’adresser, au cas où, malgré la conscience de mon ridicule ? Sans grande conviction, j’articule : « Bon, écoutez, s’il y a quelqu’un, franchement, sortez de votre cachette, c’est grotesque : parlons, dites-moi simplement ce que vous voulez ! ». Aucune réponse, si ce n’est le gémissement du vent au dehors. Le malaise, l’inquiétude, voire un début d’angoisse me saisit. Car je n’arrive plus du tout à donner sens à ce dont, pourtant, il m’est impossible de douter…
Les coups se font encore entendre : je n’en suis pas à imaginer sérieusement un fantôme, mais l’idée me traverse, autrement dit celle que le monde tel que je me le figure, logique, prévisible, va peut-être s’effondrer face à une donnée nouvelle, critique…
Devant une menace impossible à identifier, mon corps se raidit, prêt au combat… jusqu’à ce que je découvre… mon chat, sous un meuble, en train de s’agiter après je ne sais quel insecte : sa queue n’avait cessé de heurter les boiseries ! Et j’avais complètement oublié sa présence ! Éclatant de rire, j’éprouve un immense soulagement : celui d’avoir regagné un monde logique, rationnel, prévisible.
Pour nommer le premier site que mes co-auteurs et moi-même avions créé il y a quelques années, tout comme la chaîne Youtube animée par Carlos Tinoco, j’avais proposé le verbe « démonstrer » : une démonstration est étymologiquement une manière rationnelle d’expliquer un phénomène, autrement dit de donner sens à « ce qui se montre ». Quand on en fait la démonstration, autrement dit quand on vient à en dégager de la loi, ce qui n’avait aucun sens en acquiert tout à coup, et on cesse d’en avoir peur. Le monstre n’est plus : il est « démonstré ».
C’est aussi, plus généralement, ce que font les sciences, et ce que fait constamment la psychanalyse : elle permet de donner sens à ce qui effraie sans « qu’on sache quoi ».
Khaos
Au centre de la Psyché réside, ai-je du moins postulé plus tôt (cf. Une psy « HPI » pour « HPI » ?), un éprouvé horrifique qui constitue ce que j’ai proposé d’appeler le trauma primordial universel. À cet éprouvé, ce autour de quoi toute psyché s’organise, j’ai donné le nom de Khaos.
Khaos relève du « monstre » : étymologiquement « ce qui se montre », surgit ou risque de surgir dans ses manifestations les plus impressionnantes, sans qu’il ne soit possible d’en faire ni lecture ni parole. Khaos n’a pas de limite, ni d’envers, ni d’endroit. Dénué de structure, il est désintégration, confusion. Il est inimaginable, au sens où on en éprouve la puissance mais sans pouvoir en imager quoi que ce soit. Il est inélaborable, au sens où l’on ne peut rien en dire non plus.
Pour l’être humain, faire face à Khaos, c’est un peu, comme pour les Grecs Anciens, contempler Méduse droit dans les yeux : on ne peut qu’en être… médusé. Toute pensée s’arrête, on est pétrifié. Khaos n’est pas une catastrophe : Khaos est La Catastrophe. Voilà ce qui se cache véritablement derrière Méduse : non pas la Mort, ou l’idée de la mort, car toutes les sociétés n’en ont pas la même perception ni le même récit, mais Khaos lui-même : un monde, littéralement, sens dessus dessous, autrement dit, sans aucun sens. Un monde de confusion, illogique, imprévisible.
Il n’a d’ailleurs jamais été possible de peindre Khaos, mais seulement d’en représenter l’effroi, par un jeu de miroir, quand Méduse s’aperçoit elle-même dans le reflet du bouclier de Persée : nous ne voyons toujours pas ce qu’elle voit, mais seulement sa propre terreur face à l’Irreprésentable.

À noter que Méduse est représentée sous les traits d’une femme : pas de doute, nous sommes déjà là, chez les Grecs Anciens, dans le berceau de la culture de l’« Homme Blanc ». Le féminin y est perçu du côté du danger : celui de la confusion. Mais heureusement Thésée, qui est un homme, y remettra de l’ordre. C’est par un geste de coupure que ce héros délivrera l’humanité : le coup d’épée par lequel il décapitera le monstre.
D’ores et déjà, on voit bien que, pour l’« Homme Blanc », l’action humaine, et qui plus est masculine, est posée comme nécessaire à la mise en ordre du monde.
Thanatos… et la fonction paternelle
Au début des temps était la terreur et l’ignorance face aux puissances de la Nature, perçues comme une altérité radicale, imprévisible et menaçante. C’est du moins ainsi que commence, chez l’« Homme Blanc », l’histoire qu’il se raconte.
Car chez l’« Homme Blanc », Khaos est cette abomination d’un monde inintelligible, agité de puissances anarchiques, où tout sens semble s’annihiler, cet éprouvé qu’il se figure avoir pétrifié ses ancêtres dans leurs cavernes. Car contrairement à d’autres cultures, Khaos est ici identifié aux origines : Khaos est ce qui pré-existe à l’ordonnancement du monde. Et ce n’est pas un petit détail… Cela implique la nécessité d’une intervention : divine, lorsqu’il s’agit d’organiser le monde en l’arrachant au chaos originel. Humaine, lorsqu’il s’agit d’introduire de la Loi pour faire science, culture ou société.
Sans surprise, chez l’« Homme Blanc », c’est un Dieu masculin qui exerce cette fonction de « mise en ordre », de séparation et de hiérarchisation, tout comme la mise en place d’un système de lois humaines est identifiée du côté masculin.

Chez l’« Homme Blanc », c’est ce geste de coupure qui est valorisé comme source de sens. Thanatos, Dieu de la Mort, autrement dit ce qui tue, trie, sépare, ou maintient séparé, est donc perçu comme nécessaire à l’ordonnancement du monde : ce geste est ici créateur et garant de l’ordre du monde du fait même d’y introduire du discret.
Ainsi, la séparation nous semble naturelle et nécessaire dans la possibilité même de toute existence : par exemple, une chose ou un être ne nous semble exister qu’à la condition de se détacher du reste, de posséder des contours ou des limites permettant de s’individuer par rapport à tout ce qui l’entoure, comme les couleurs se distinguent les unes des autres par la vertu des contrastes, tout comme les notions semblent se répondre par un jeu d’oppositions… etc. Tout cela nous semble très naturel, aussi vrai qu’un enfant doive se séparer du ventre maternel pour exister pleinement : dans notre culture, c’est le Père qui a pour fonction traditionnelle d’acter la séparation, en coupant le cordon ombilical, entre les deux organismes Mère et Enfant, afin d’introduire le Nouveau-Né au monde.
La Femme est donc traditionnellement imaginée, dans nos cultures, du côté de l’infini des puissances telluriques, animales, perçues comme anarchiques. Son sexe y apparaît comme un gouffre insatiable, son désir et sa jouissance semblent sans limite. Bref, le féminin, en lien avec la Lune, la Nature, apparaît tentaculaire et terrifie l’« Homme Blanc », à qui la nécessité d’y imposer un arrêt semble être apparue comme une évidence. D’où celle, par exemple, chez les Grecs Anciens, de retirer les enfants mâles du gynécée dès l’âge de sept ans.
On retrouve chez Lacan cette fonction de coupure, tout aussi « naturellement » identifiée du côté paternel : c’est ce qu’il appelle la fonction paternelle, opérant une coupure dans la continuité imaginaire d’avec la Mère, permettant à l’Enfant d’entrer dans le Symbolique. D’où le « Nom-du-Père » (à entendre aussi au sens de « Non-du-Père ») : dans notre culture, c’est le Père qui donne son nom à l’Enfant et c’est aussi lui, traditionnellement, qui lui dit « non ». Il nomme l’Enfant et de ce fait, l’introduit dans un monde de langage, un monde où chacun, chaque être, chaque chose, porte un nom ; et le Père est aussi traditionnellement le garant de la Loi, la figure d’autorité qui dit « non », celle qui autorise et interdit, qui contient et limite, offrant ainsi à l’Enfant de se structurer.
Le Père est donc perçu comme le tiers indispensable permettant à l’Enfant d’échapper à la fusion d’avec la Mère, brèche par laquelle il pourra se sauver du risque mortifère de demeurer dans la jouissance fusionnelle, nécessairement incestueuse si elle se poursuit sans interruption : pour Lacan, c’est grâce à la « castration » symbolique – pour reprendre un terme de la psychanalyse classique -, actée traditionnellement par la figure paternelle, que l’Enfant cesse de se vivre comme l’objet du prolongement maternel pour rejoindre le monde du langage, afin d’exister pleinement en tant que sujet et futur citoyen.
Tout le patriarcat de nos sociétés est bâti là-dessus. La psychanalyse classique aussi, et la théorie lacanienne, du moins dans un premier temps, en répercute l’écho. D’ailleurs, c’est tout « naturellement » que Lacan commencera par prôner l’idée d’un primat : celui du Symbolique. Car rappelons qu’il s’agit tout de même… d’un homme blanc… Et tout psychanalyste qu’on soit, on ne se départit pas si facilement de certains fondements culturels…
Blague à part, il n’est cependant pas si simple de réfuter cette idée d’un primat du Symbolique : dans l’exemple autobiographique que j’ai donné plus haut, il est clair qu’à l’instant où je comprends la cause du phénomène (des coups frappés), je réintègre la rationalité (mon chat provoque ce son avec sa queue), ce qui me permet de couper court à mon imagination qui, livrée à elle-même, était en train de s’emballer (et s’il y avait un intrus, voire un fantôme ?). À première vue, l’imagination apparaît donc comme le premier recours face à un phénomène incompréhensible : on imagine, faute de mieux, en l’absence d’explication. On fait des hypothèses, des interprétations provisoires… Mais dans ces moments d’incompréhension, où tout se met à vaciller, notre imagination ne nous semble-t-elle pas sans limite ? La vérification expérimentale (scientifique ou, comme dans cet exemple, phénoménologique) permet d’identifier la véritable cause et d’en avoir une compréhension plus rationnelle, c’est-à-dire de circonscrire le phénomène, limitant ainsi l’imagination…
Chez l’« Homme Blanc », c’est la jouissance de la maîtrise (symbolique) qui vient barrer la jouissance fusionnelle (imaginaire) qui, livrée à elle-même, est perçue comme sans limite et dangereuse.
Si tout un chacun se voit limité dans sa jouissance fusionnelle par le Symbolique, qu’est-ce qui vient donc limiter cette autre jouissance, celle de la maîtrise d’un monde prévisible et sensé qu’offre le logos ? En effet, nous faisons tous l’expérience de l’insuffisance des mots à dire ce que nous éprouvons : le langage nous permet de communiquer, mais nous limite. Que faire d’une telle frustration ? Nous pouvons l’accepter, comme nous pouvons tenter de nous exprimer et communier autrement, par la poésie, la danse ou la musique. Face à ce qui échappe à notre compréhension, nous pouvons aussi faire science. Ce « manque » génère donc toutes sortes de voies et de désirs possibles.
Mais qu’en est-il du Réel qui échappe à la maîtrise, quand cette maîtrise semble vitale, dans un contexte culturel où le Symbolique est surinvesti, et même fétichisé, au détriment du Corps et de l’Imaginaire ?
Si dominer apparaît comme la clef permettant de protéger l’ordre du Monde, qui ou quoi viendra limiter le Maître lui-même ?
Conséquences
Dans les faits, on constate qu’une telle construction sociétale et culturelle n’aboutit pas tant à la mise en ordre escomptée… qu’à du désordre !
Le fantasme du Maître, relevant lui-même d’un imaginaire, celui de toute-puissance, ne fait en vérité que troquer une jouissance contre une autre, et il semble que rien ni personne n’arrête le Maître… L’amère ironie de l’affaire est que l’« Homme Blanc », se retrouvant sans limite dans sa jouissance délétère, courant toujours plus avant, en dominateur incontrôlable, dévorant et dévastant toute altérité sur son passage, la digérant jusqu’à la faire sienne, recrée en cela, paradoxalement… de la continuité fusionnelle ! Un comble ! Le voilà qui se retrouve dans une jouissance perverse, celle-là même qu’il avait cru fuir : le Père, censé être agent d’ordre, s’avère inarrêtable, destructeur, meurtrier, incesteur…
Un peu comme ce personnage tragique du célèbre film d’animation de Miyazaki, intitulé Le voyage de Chihiro, que l’on nomme Sans Visage, dévorant de manière addictive les gens qui ont le malheur de croiser son chemin s’ils se laissent appâter par les quelques pépites d’or qu’il a le pouvoir de faire surgir dans le creux de sa main : subjugués par une technique de séduction digne des plus redoutables gourous, les gens se jettent sur la promesse trompeuse qui leur est faite, et Sans Visage les dévore.

Mais sa faim n’est jamais calmée : aucune des identités qu’il avale et qu’il digère ne lui permet de savoir davantage qui il est, lui. Son angoisse est infinie, parce que sa solitude est vertigineuse. Et c’est une petite fille, Chihiro, qui viendra y mettre un terme : en ne tombant pas dans son piège, elle plonge Sans Visage dans un état de frustration terrible, mais salutaire, qui lui permettra de trouver enfin sa place dans le monde, et d’apprendre son véritable nom.
On retrouve là le geste de la limite qui vient créer de l’identité, par le langage qui vient nommer l’être. Mais la « castration » salutaire lui est ici offerte par une petite fille, qui lui répond dans l’amour : Sans Visage avait besoin de ce double geste qui puisse enfin l’arrêter, tout en le sortant de sa solitude effroyable. Sans le savoir, Chihiro se fait un peu la psychanalyste de Sans Visage. En ne lui donnant pas ce qu’il croit vouloir, elle lui offre bien plus, bien mieux : la possibilité d’être en lien ! En comprenant qu’il n’est pas tout, mais seulement un être parmi d’autres, celui-ci trouve son identité, le sens de sa présence, et s’apaise. Ainsi « démonstré », il peut enfin agir, à son tour, dans l’amour.
Éros… et la fonction maternelle
Khaos n’est pas et n’a pas toujours été identifié aux origines, comme pré-existant à l’intervention divine, ni au ventre maternel, comme nécessitant l’intervention paternelle : dans maintes cultures, et ce de diverses manières, Khaos est identifié comme une désorganisation possible, à chaque instant, risquant de surgir, tout au contraire, de la rupture des équilibres si certains rituels, par exemple, sont mal exécutés, brisant ainsi l’Harmonie que les êtres humains sont dans la nécessité de respecter. Dans ces conceptions, c’est donc le geste de coupure qui risque de briser le lien sacré de la vie, celui qui relie toute chose aux autres, et tous les êtres entre eux.
Éros, Dieu de l’Amour, autrement dit ce qui donne vie, lie, relie, ou maintient lié est donc perçu comme nécessaire aux équilibres du Monde : c’est le geste de liaison qui est ici identifié comme créateur et gardien de l’Harmonie.
Si bien que certains proverbes amérindiens peuvent aujourd’hui sonner à nos oreilles comme des prédictions de sagesse particulièrement d’actualité, à l’heure de la catastrophe écologique annoncée…
Pour ces sociétés-là, la Terre ou le ventre maternel ne sont pas perçus comme des lieux mortifères et terrifiants, sauvages, dénués de lois, où règnent la confusion, desquels il s’agirait de s’arracher et de dominer à tout prix pour s’en protéger, mais comme des lieux sacrés de vie, où tout est déjà organisé. Khaos n’est donc pas, dans ce cas, assimilé aux origines, mais tout au contraire, à ce qui surviendrait si on rompait l’harmonie existante du Monde, perçu comme un tout organique.
Dans une discussion récente, Carlos Tinoco évoquait la terreur des Maya de provoquer la désintégration de l’univers si la manière de « parler » au monde était un jour oubliée, ou celle des Aborigènes si les lignes de chant, qui tiennent la réalité, étaient brisées, ou encore, celle des Yoruba, si la Terre n’était plus respectée, avec le risque qu’elle se referme à jamais… etc.
L’idée même d’Harmonie, impliquant une organisation horizontale des éléments, liés entre eux en vertu de leur complémentarité, s’oppose à la notion d’Ordre chez l’« Homme Blanc », impliquant une organisation verticale des éléments, séparés en vertu de leur hiérarchisation.

C’est la circulation entre les êtres, comme le sang dans un organisme, qui est source de sens et d’organisation. La confusion est donc plutôt du côté du risque de la rupture : en brisant le lien, tout se désagrègerait et sombrerait dans Khaos.
Or, dans ces sociétés aux cosmogonies toutes féminines, c’est la mise en lien qui vient barrer la jouissance de la maîtrise, perçue comme dangereuse. Ne pas attenter au lien sacré et tout faire pour le maintenir apparaît comme la clef permettant de protéger l’ordre du Monde.
C’est le Lien Sacré qui y fait figure d’objet tiers, circulant entre les entités : il est ce mystère qui échappe et qui pourtant relie et tient tout ensemble. Dans ces conceptions, la continuité qui traverse les êtres et les choses, loin d’en empêcher l’autonomie, en est en même temps le garant. L’action humaine y est perçue comme contribuant au maintien du lien et donc aussi à la différenciation des identités entre elles et d’avec le Grand Tout dont chacune participe.
Qu’il soit fantasmé comme le résultat catastrophique d’une rupture du lien ou du manque de rupture salvatrice, Khaos n’est donc rien d’autre qu’un nom que je donne à l’éprouvé horrifique, trace traumatique universelle, fondatrice de la Psyché, face au fantasme d’un monde sens dessus dessous.
Pour Lacan, c’est par la fonction maternelle par laquelle s’opère le lien, la mise en continuité imaginaire : elle est tout aussi nécessaire que la fonction paternelle, même si elle est perçue, faute d’être relayée par cette dernière, comme le danger potentiel de sombrer dans la jouissance fusionnelle, incestueuse. Elle est comprise comme étant première (au sens chronologique) et par défaut, en attente de la fonction symbolique, le Symbolique étant posé comme le nec plus ultra de l’aboutissement psychique. Du moins dans un premier temps…
Conséquences
Dans ces sociétés, il ne semble pas question d’opposer la fonction symbolique à la fonction imaginaire, ni de fuir la jouissance fusionnelle en plongeant tête baissée dans la jouissance de la maîtrise : les deux vont ensemble et paraissent se limiter réciproquement, du fait même de procéder l’une de l’autre.
On s’adresse à la Terre par la danse, on maintient « tout ce qui est » par le chant, on utilise les mots de manière poétique : le langage est incarné, magique, et ne procède pas du fantasme d’une quelconque coupure d’avec la dimension du corps. Tout semble à l’équilibre, dans un rapport dialectique où le lien lui-même est à la fois ce qui unit et individue les êtres et les choses.
Force est de constater que ces sociétés sont infiniment plus stables. Bien que tout aussi sophistiquées que n’importe quelle culture humaine, la notion de « progrès » y est limitée : pas de course folle en avant, pas de poursuite du « toujours plus », pas d’inflation dans le Récit ni d’expansion exponentielle systémique dans aucun domaine (ni territoriale, ni scientifique, ni technique…etc.).
Dialectisation des rapports entre le Symbolique et l’Imaginaire
Même si Lacan part donc de l’idée d’un primat du Symbolique, il faut lui reconnaître un mérite dès cette première époque : en passant à la notion de fonction, il opère un geste permettant d’ores et déjà de dés-essentialiser les figures de la Mère et du Père chez Freud, la notion même de fonction suggérant une certaine interchangeabilité :
La fonction paternelle ou symbolique (lyse ou coupure) peut donc être exercée par la Mère, tout comme la fonction maternelle ou imaginaire (syn ou liaison) peut être agie par le Père.
Dans un second temps, Lacan revient sur cette idée de hiérarchiser les registres : avec le nœud borroméen, il abolit l’idée de tout primat et tente de montrer que Réel, Symbolique et Imaginaire sont en vérité complètement interdépendants. Ainsi, les trois anneaux tiennent ensemble : si on coupe un des trois, les deux autres chutent aussitôt. C’est une élégante manière d’imager les relations complexes et dialectiques qu’entretiennent les trois registres entre eux :

Imaginaire et Symbolique, loin de s’opposer dans des gestes d’abord compris comme apparemment contraires, vont donc ensemble, et il n’est plus question de chercher à les hiérarchiser.
En psychanalyse, le Réel (éprouvé) mobilise Imaginaire et Symbolique pour que du Sujet s’en produise, ce qui transforme l’éprouvé lui-même, mais provoque aussi des transformations imaginaires et symboliques (pour verbaliser certaines réalités, il faut parfois inventer, de manière poétique, ce qui manque dans la langue, en forgeant par exemple des néologismes ou des métaphores…etc.). Et le Sujet, quant à lui, ne s’appréhende plus lui-même, imaginairement et symboliquement, de la même manière.
Lier tout en déliant, séparer tout en reliant, tel est le mouvement fluide et incessant de la Psyché quand celle-ci est libre de tisser, autrement dit de s’occuper de l’essentiel : la création de sens.
En psychanalyse, séparer, délier ne suffit pas : certes, le cadre, l’analyste et le travail analytique introduisent de la coupure. S’y produit une « lyse » là où demeurait la confusion traumatique, une angoisse sans limite et des associations malheureuses. Mais ils permettent aussi que s’en fassent de nouvelles :
La psychanalyse est une tentative de réunir les conditions pour que se créent, par le travail conjugué de l’Imaginaire et du Symbolique, des représentations et des liens permettant de faire récit d’une part de ce qui était jusqu’alors indicible, autrement dit en puissance, dans l’éprouvé.
Il ne s’agit donc pas simplement de couper, séparer, déconstruire… Mais aussi de reconstruire, relier, de manière nouvelle, y compris au niveau du Corps et de l’Imaginaire, sans quoi un cabinet de psychanalyse ne serait qu’une sorte de salon de philosophie : l’analysant deviendrait expert de sa propre névrose, pourrait en écrire un livre savant, mais rien n’adviendrait. Or, à quoi bon comprendre, si rien ne change ?
C’est pourquoi l’essentiel dans une psychanalyse ne se joue pas dans la compréhension intellectuelle : celle-ci découle plutôt de ce qui se meut dans la chair même des associations qui se défont et se refondent, de manière inédite et métabolisée.
Il s’agit donc d’un seul et même geste, mais double : délier/relier, autrement dit de mettre en jeu de manière dynamique ce qui, jusqu’alors, avait été compris comme une contradiction statique. Il ne s’agit plus d’opposer l’intellect aux émotions, l’Esprit au Corps, le féminin au masculin, le Bien au Mal…etc., mais, tout au contraire, de s’affranchir de ces oppositions radicales qui relèvent d’un héritage culturel lourd de conséquences, notamment celle de plonger le Sujet dans une guerre contre le Monde et contre lui-même, afin de lui permettre d’entrer dans le jeu dynamique de ses diverses dimensions.
La théorie psychanalytique a donc évolué, comme on le voit, et évolue encore, vers une conception dialectique des rapports, notamment entre Symbolique et Imaginaire.
Car le Symbolique n’est rien sans l’Imaginaire…
En effet, qu’est-ce que valent un geste, un drapeau, une croix, un mot, s’ils ne sont pas soutenus et alimentés par des rituels à même d’insuffler constamment l’imaginaire sans lequel aucun symbole ne saurait tenir ? Pour continuer à « croire », par exemple, à un galon, les soldats exécutent des gestes codifiés en nommant toujours le grade de la personne qu’ils saluent. S’ils ne le faisaient pas, ils risqueraient de ne voir là plus qu’un ridicule morceau de tissu cousu à une épaulette, ainsi qu’en avait plaisanté Carlos Tinoco lors d’une discussion entre les trois co-auteurs, bien après la sortie de notre essai…
Pour conserver la portée symbolique d’un objet, qu’il s’agisse d’un mot, d’un geste ou d’un objet physique, l’imaginaire se doit d’être constamment actif. Cette observation vaut pour tous les symboles, y compris les plus ordinaires, ceux que nous n’apercevons pas comme tels : un café pris à une terrasse, les vêtements que nous portons, ce que nous mangeons, les mots que nous prononçons, les moindres gestes jusqu’aux plus anodins sont en réalité pris dans des symboliques elles-mêmes chargées et faites d’imaginaires constamment à l’œuvre.
Ainsi, toute symbolique est soutenue par des rituels dont nous n’avons même pas conscience, qui soutiennent le sens que nous donnons à ces symboles, ces derniers apparaissant telles des structures dissipatives[*], modèle de la physique que Philippe Blasco avait alors proposé d’importer en psychanalyse pour décrire leur évanescence : les mouvements de l’imaginaire sont traditionnellement pensées comme relevant du « désordre avant symbolisation » en psychanalyse classique ; or, ils semblent au contraire source d’organisation : ce sont eux qui alimentent les structures symboliques, celles-ci nécessitant, pour exister, leur apport énergétique constant. Lorsque leur souffle s’interrompt, le symbole chute, ou se dissipe, comme un rond de fumée. La béance que cela laisse dans le récit entraîne un effondrement du sens tel qu’il donne libre champ à l’angoisse.
[*] Le terme « structure dissipative » a été créé, en 1969, par le physicien Ilya Prigogine pour nommer les processus de structuration et d’organisation spontanées au sein d’un système ouvert, autrement dit qui échange de l’énergie ou de la matière avec l’environnement. L’association entre les termes structure et dissipation, apparemment paradoxale puisque le mot structure évoque l’ordre alors que le mot dissipation évoque le gaspillage, le désordre, la dégradation, marquait le caractère inattendu de la découverte. L’existence des structures dissipatives signifie qu’un mouvement, un changement thermique ou chimique, loin de l’équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d’ordre. La thermodynamique classique opposait ordre et désordre. Mais lorsque, par exemple, les « cellules de Bénard » se forment au sein d’une couche liquide dont la surface inférieure est chauffée, ce sont des milliards et des milliards de molécules qui, au lieu de poursuivre un mouvement désordonné, s’organisent en courants macroscopiques tourbillonnaires. L’expérimentation et la simulation sur ordinateur ont permis d’étudier, dans des systèmes extrêmement simples, la création d’horloges chimiques (cycles limites), de structuration spatiale (zones de concentrations chimiques différentes) ou spatio-temporelle (ondes chimiques traversant périodiquement le système), ainsi que de frontières donnant au système structuré une dimension intrinsèque. La découverte des structures dissipatives revêt une signification qui dépasse la seule physique.
… Et le Réel n’est pas forcément Khaos
D’ordinaire, nous faisons l’expérience du Réel de manière médiée, à travers les croyances et les représentations qui organisent notre façon de percevoir et d’interpréter ce qui nous arrive. Mais le Réel ne cesse de dépasser nos moyens imaginaires et symboliques. C’est alors l’éprouvé seul, indicible, qui fait trace. Khaos est le nom de cet éprouvé, quand celui-ci est horrifique.
Car le Réel peut aussi s’expérimenter sous une modalité extatique : les limites ordinaires des choses et des êtres sont momentanément levées, et le Sujet éprouve alors le vertige d’une communion tout à fait extraordinaire, qui le dépasse et dont il lui sera difficile de rendre compte. Cette modalité extatique est une version heureuse de l’expérience du Réel, que tout être humain fait parfois, et qui remet en jeu le fantasme de fusion de manière jouissive (expérience collective d’ordre esthétique, transe ou consommation de drogue dans le cadre d’un rituel, union des corps dans l’intimité amoureuse…etc.). On peut éprouver la nécessité d’intégrer au récit quelque chose de cette expérience indicible et tenter malgré tout d’en dire ou d’en comprendre quelque chose. On se lancera peut-être, pour cela, dans l’écriture d’un poème, par exemple. Mais on n’y parviendra jamais tout à fait : à peine saisi dans les mots, cette part de réel se transforme, et une autre s’échappe aussitôt ! On ne pourra jamais tout dire. Le tout est, dira-t-on, « au-delà » des mots, il en restera toujours quelque chose d’incommunicable, nous laissant « sans voix ». Et c’est pourquoi on ressentira peut-être la nécessité d’écrire d’autres poèmes…
Mais le Réel peut aussi se manifester, quoique toujours indirectement, par un léger frisson, comme le fin bruissement qu’on sent d’un petit décalage entre ce en quoi l’on croit et à quoi l’on tient, son récit à soi par lequel on donne sens au monde et à son existence, et ce qui se manifeste là, qui parvient de l’extérieur, au risque de démentir quelque chose de la vérité que l’on se figure tenir. Ce léger frisson peut avoir été érotisé et s’éprouver de manière agréable, motivante, comme une énigme à résoudre, un mystère qui appâte le désir de savoir.
Face au Réel, quand celui-ci se manifeste de manière plus fracassante, deux possibilités : soit existe celle de supporter l’arrivée d’un démenti des croyances sans pour autant que cette crise interne n’entraîne l’effondrement du Récit, parce que la mise en lien y est déjà prévue et perçue comme fondamentale, permettant de dialectiser les rapports entre les êtres, les choses et les notions, soit le Récit est construit de manière défensive, sur le principe de l’opposition et du rejet : ce qui se manifeste là sera alors nié, partiellement, ou totalement, d’une manière ou d’une autre. Cela pourra se faire par un pur et simple rejet, à l’extérieur, autrement dit, par un mécanisme de déni, tout bonnement. Dans ce cas, la psychiatrie parle d’ordinaire d’une forme caractérisée de psychose de type paranoïaque.
Mais cela peut aussi se faire par un mécanisme d’absorption, à la manière de Sans Visage : par un habile tour de passe-passe, feignant de traiter la contradiction, le Récit retombera « sur ses pattes » quoi qu’il arrive, après avoir englouti le nouvel élément, pour mieux le nier). Le Récit de l’« Homme Blanc » y ressemble beaucoup : devant continuellement se renforcer en se développant toujours davantage, telle une inflation, il absorbe tout élément du Réel pour mieux le dominer et le nier dans son altérité menaçante, la confusion entre Réel et Khaos paraissant faire signature chez l’« Homme Blanc ».
Qu’en dirait un psychiatre ? Sans doute que l’« Homme Blanc » présente un trouble de la personnalité narcissique, avec une structure défensive de type paranoïaque !
Opposition maître/esclave chez l’« Homme Blanc »
Il semble que, quelle que soit la culture, l’être humain tente éperdument d’empêcher Khaos, et la manière de le faire aura souvent consisté dans le fait de veiller au maintien du lien, par exemple, avec les Esprits qu’il s’agit de ne pas contrarier : tant qu’une culture en respecte le mystère comme la présence, avec l’espoir de les apaiser, via des offrandes ou l’interception de ses chamanes, il semble que tout se passe de manière à peu près stable…
Mais chez l’« Homme Blanc », on dirait bien qu’il ne s’est pas agi très longtemps de tâcher de vivre en paix avec les puissances inconnues du Réel : l’identifiant à Khaos, et de peur d’en être l’esclave, il parut urgent à celui-ci de s’en rendre le maître, esclave/maître étant une des oppositions fondamentales et fondatrices de sens par lesquelles il lui fut donné d’appréhender son rapport à l’altérité.
Le fantasme de se rendre Maître de toute altérité par la force intellectuelle ou physique pourrait avoir été une réponse défensive de type paranoïaque face au Réel, identifié à Khaos, soit qu’il s’agisse d’en séparer les phénomènes et de tenter de les réduire à des objets d’études pour mieux les intégrer à un Récit (scientifique ou autre) de type inflationnel, soit qu’il s’agisse de les maîtriser en les soumettant, voire en les détruisant, tout bonnement.
Pour l’« Homme Blanc », c’est par le fantasme du Maître que le Récit s’organise, et l’idée d’un Maître Sauveur pouvant ordonner Khaos fut nommé Dieu, tandis que les résidus irréductibles de Khaos, résistant à l’ordre divin lui apparurent comme des abominations à chasser absolument et furent parfois nommés Diable.
Comme on le voit, l’« Homme Blanc » entra, dès lors, en guerre contre son environnement. Il ordonna le monde suivant des catégorisations qu’il s’empressa de hiérarchiser selon cette opposition fondatrice, ce qui, certes, n’apporta pas que des préjudices à l’humanité, notamment dans le domaine des sciences dont l’Occident se révéla à la pointe. Mais les formidables développements techniques qui en découleraient et cette obsession de tout hiérarchiser constamment entraîneraient la mise en place d’un système d’exploitation et d’oppression qui se généraliserait bientôt aux ressources naturelles et humaines de toute la planète.
Le Sauvage de l’altérité
Chez l’« Homme Blanc », Khaos se décline aussi sous d’autres noms, tel que Sauvage. Par extension, tout ce qui parut incompréhensible à l’« Homme Blanc » fut, dans sa terreur, qualifié de « sauvage ». Dans le « sauvage » des plantes et des bêtes, celui d’autres humanités, cultures ou peuples sans État, ou encore celui des foules incontrôlables, sans oublier le « sauvage » des femmes, l’« Homme Blanc » crut voir la nécessité d’une chasse ou d’une domestication, jusqu’à en justifier toutes les exploitations possibles.
Mais cette histoire de la terreur et du mépris de l’« Homme Blanc » à l’égard de toute altérité qu’il qualifie de « sauvage » ne s’arrête pas là. Elle gagne jusqu’en son sein propre, au cœur du « sauvage » de l’esprit lui-même : cet ennemi intime, cet autre soi qu’on abrite, soumis à la tentation du Mal selon l’Église et qu’il s’agit à son tour de chasser, d’écraser ou de domestiquer.
Car pour l’« Homme Blanc », Khaos peut aussi prendre le nom de Folie. D’où cette croyance en la nécessité de se « posséder soi-même », de « dominer sa propre nature », ou encore, de « contrôler son démon intérieur ». On se traite comme on traite les autres, et l’« Homme Blanc » se traite lui-même comme le reste du monde : avec une violence effroyable.
Or, tout comme celles de la Nature, les puissances de l’Inconscient réagissent à la violence avec fracas : c’est qu’en réalité, le vivant n’est pas dépourvu de lois. Ces puissances sont même si étrangères à Khaos que leurs lois, celles de la Nature comme celles de la Psyché sont incontournables, non négociables et ne peuvent être violées sans que nous n’en payons, tôt ou tard, le prix fort.
Les excès où ce mépris nous a conduits s’observent dans toutes les dimensions de l’existence et des activités humaines, et il nous faut aujourd’hui en goûter l’amère ironie : c’est à un fantasme de maîtrise que nous devons des désordres immaîtrisables. Or, si la Nature est aujourd’hui à feu et à sang, que dire des êtres, des corps et des inconscients ?
Les trois blessures narcissiques
Le Récit, chez l’« Homme Blanc », étant de type inflationnel, se voit parfois contraint de traverser de véritables moments de crises : en sciences, c’est ce que Kuhn a pu nommer des « changements de paradigmes », ces moments étant marqués par la remise en question du consensus théorique, quand les valeurs et les croyances sont mises à mal par une découverte ou de nouvelles données. Ce sont des moments souvent difficiles pour l’« Homme Blanc », comme par exemple le passage révolutionnaire de la physique newtonienne à la relativité avec Einstein, sans parler des bouleversements entraînés par la physique quantique… Il en va de même pour les changements de paradigmes sociétaux, idéologiques, qui bouleversent la culture… Et c’est pourquoi Freud a parlé de blessures narcissiques, car l’« Homme Blanc » a ses susceptibilités.
Ainsi, la psychanalyse affirme quelque chose comme : « La folie, autrement dit Khaos n’existe pas davantage dans la Psyché que nulle part ailleurs dans l’univers. Il n’existe rien d’autre que de la souffrance humaine. Et si on essayait de faire autrement ? Et si on faisait avec les lois en présence ? Autrement dit, avec celles de l’Inconscient ? ». Plutôt que de chercher à les asservir ou à les meurtrir, les psychanalystes proposent d’apaiser les inconscients en établissant le dialogue avec ces puissances mystérieuses : un peu comme les chamanes à l’écoute des Esprits, ils invitent aux offrandes qui les apaisent et affirment l’idée que, quand on en respecte les lois, elles deviennent extrêmement généreuses ! Si l’Inconscient ne relève pas de Khaos, mais est lui-même régi par des lois, cela signifie qu’il y a des raisons à nos actions, pensées, émotions, qui nous échappent et qui pourtant nous déterminent : autrement dit, cela revient à avouer… que nous en sommes complètement dépassés ! Or, pour l’« Homme Blanc », être dépassé est inacceptable.
Comme Freud se plut à l’affirmer, la psychanalyse a, en cela, infligé à l’humanité (mais en fait, surtout à l’« Homme Blanc »!) sa « troisième blessure narcissique », attendu que la première fut la blessure copernicienne, quand nous comprîmes que la Terre n’était pas le centre de l’univers.

Chez l’« Homme Blanc », comme on sait, on s’en émut beaucoup. Honnêtement, je trouve qu’il y a de quoi : moi-même, quand j’ai découvert, enfant, que l’univers se soucie de nous comme d’une cerise, je n’ai pas très bien dormi…
La seconde fut la blessure darwinienne, quand nous prîmes conscience que l’être humain était un animal parmi d’autres : un vulgaire singe, même pas bien poilu, plutôt pelé, et chez l’« Homme Blanc », nombreux furent ceux qui trouvèrent cela franchement humiliant.

Pour l’enfant que j’étais, même si notre espèce, comme sur cette planche ci-dessus, était uniquement et invariablement représentée par un être humain blanc (cela va sans dire) et de sexe masculin, je me doutai que cela concernait aussi les êtres humains non blancs et/ou de sexe féminin, et donc que je n’étais pas complètement étrangère à l’affaire : je n’y échappais pas, et cela me glaça. Ce n’est pas tant le côté poilu ou pelé de l’affaire qui me contraria que l’effroi de me découvrir, du même coup, comme n’importe quel animal, tout à fait mortelle… Découverte qui me valut encore quelques nuits blanches…
La dernière est encore toute fraîche : il s’agit donc la blessure freudienne elle-même, quand nous découvrons que même « le Moi n’est pas Maître en sa propre demeure » !

Chez l’« Homme Blanc », on ne s’en est toujours pas remis. À ce jour, les attaques contre la psychanalyse sont toujours aussi vives, et semblent procéder par crises : quand l’époque devient fascisante, autrement dit, à chaque fois que l’« Homme Blanc » est repris par une nouvelle poussée de son fantasme de maîtrise, la psychanalyse fait l’objet d’attaques virulentes. Ce que l’on peut comprendre : moi-même, quand je découvris à l’adolescence que je ne comprenais rien à ce qui me faisait faire n’importe quoi, perdre mes affaires, rater mes trains, oublier mes rendez-vous et me procurait des angoisses contre lesquelles je ne pouvais rien non plus, j’eus d’abord le réflexe de surenchérir. J’engageai donc quelques bras de fers avec moi-même, dont je ne sortis ni victorieuse ni grandie. Finalement, face à mon propre inconscient, je compris que je ne ferai pas longue carrière dans le fascisme, et je déclarai forfait : la tête basse, je me rendis dare-dare chez mon tout premier psy.
À quand la suivante ? Il ne manquerait plus que l’être humain découvre un jour qu’il n’est ni le seul ni le plus intelligent du cosmos ! Mais avons-nous besoin d’une telle leçon ? N’est-elle pas d’ores et déjà en train de nous être infligée par la Nature elle-même ? La catastrophe écologique ne serait-elle pas la suprême sentence, l’échec cuisant du fantasme du Maître ?
La civilisation occidentale, dont le modèle s’est imposé partout sur la planète, est désormais en pleine déroute. Sa réaction, sans surprise, est de se cramponner plus que jamais à ses vieilles croyances et ses réflexes les plus délétères : on assiste à une radicalisation du fantasme du Maître, avec la montée des fascismes et le retour en force de l’esprit d’impérialisme.
L’« Homme Blanc » face à lui-même
Comme on le voit, les trois blessures narcissiques de l’« Homme Blanc » lui furent infligés… par ses meilleurs représentants ! Des scientifiques, souvent barbus, ou en tout cas, des mâles blancs…
Le récit de la psychanalyse emprunte à la culture de l’« Homme Blanc » l’esprit scientifique qui la caractérise : il est une tentative rationnelle de rendre compte… de l’irrationnel en nous ! Car la « logique » de l’Inconscient est autre que celle à laquelle nous sommes habitués et familiarisés… Bref, c’est le comble de la culture de l’« Homme Blanc ».. quand elle se retourne contre/sur elle-même, ou quand ce dernier tente de se prendre lui-même pour objet de son exploration…

Or, cette troisième vexation infligée au fantasme du Maître ne peut être supportable si la croyance en Khaos (confondu avec le Réel) perdure et que la nécessité de tout maîtriser reste la seule parade imaginable : on ne peut attenter au bouclier fantasmatique sans avoir démonté la croyance que celui-ci tente de contrer, sans quoi l’« Homme Blanc » se retrouve sans protection face à sa fameuse « terreur des origines ». Mais, pour démonter cette croyance première, il faudrait d’abord attenter à ce bouclier fantasmatique de la maîtrise ! En d’autres termes, pour pouvoir faire une psychanalyse, l’« Homme Blanc » devrait d’abord avoir fait… une psychanalyse… Ce qui complique bien les choses pour lui. Et pour les psychanalystes.
Car allez expliquer à l’« Homme Blanc » qu’il est aussi vain de lutter contre le courant de son inconscient que celui d’une puissante rivière ! Essayez donc d’évoquer l’atout formidable que ce courant pourrait devenir s’il apprenait à s’allier à sa force, plutôt que d’en faire un ennemi à vaincre : il vous dira qu’il n’est pas Buddha et qu’il n’a pas que ça à faire. Allez lui parler un peu de la puissance de l’eau qui érode les pierres : il répondra qu’il n’a pas le temps. Car une fois qu’il aura réussi à faire tenir l’océan de son inconscient dans le dé à coudre de sa conscience, avec l’aide d’un « vrai bon psy », ou plutôt d’un « coach », il compte bien ne pas manquer le prochain défi de ce genre, peut-être vaincre la Mort elle-même… Et c’est avec cette donnée culturelle que les psychanalystes travaillent au jour le jour, auprès de représentants plus ou moins atteints de ce fantasme du Maître…

Avec la psychanalyse, ce jour-là, sur ce bateau-là, Freud sait qu’il apporte à l’Amérique du Nord, haut lieu de l’idéologie de l’« Homme Blanc », des nouvelles de ce « démon intérieur » dont elle ne veut rien savoir, ce doute qui est au fantasme du Maître ce que la peste fut à l’Occident, et qu’il s’apprête à répandre sur le sol américain : la troisième blessure narcissique de l’humanité (même si, il faut l’admettre avec Lacan, elle s’en défendrait si bien qu’en dévoyant la psychanalyse, la transformant en une sorte de psychologie de l’adaptation, elle retournerait bientôt la peste à l’envoyeur…).
Malgré sa longueur, ce texte est un survol rapide et demande à mon lectorat d’admettre de nombreux raccourcis, ceux auxquels j’ai été contrainte, sans quoi cet article se serait transformé en essai : par exemple, je n’ai pas eu le temps d’expliciter plus avant le lien entre imaginaire, fusionnel et incestuel, ni ce qui relie les notions de coupure, symbolique et maîtrise, ni celui de montrer exactement comment la jouissance de la maîtrise sans limite (le surinvestissement défensif du Symbolique donnant naissance au fantasme du Maître) prépare les conditions de l’émergence de la violence et notamment de l’inceste. Je n’ai guère eu plus de temps pour montrer, en m’appuyant sur les constats de l’anthropologie contemporaine, en quoi Thanatos se trouve majoritairement du côté masculin et Éros du côté féminin, quelle que soit l’époque et la culture, malgré l’existence (avérée) de femmes préhistoriques guerrières ou chasseuses, ou encore celle dont nous entendons régulièrement parler d’un matriarcat primitif…