Le transfert, le transfert… et quand ça dévie ?

Ce qui guérit, c’est la relation

– Winnicott

Les psychanalystes s’accordent généralement à dire qu’ils travaillent « dans l’amour » : la personne en place d’analyste n’est jamais indifférente à ce qui circule dans la bande transférentielle, surtout quand c’est très intense. L’amour ou la haine peut, un jour ou l’autre, l’embraser à son tour.

Quand l’analyste lui-même se retrouve submergé par ses propres émotions, dans l’incapacité de les transformer en énergie psychanalytique, que se passe-t-il ? Comment le transfert en vient-il à dévier ? Qu’est-ce qui permet d’en limiter les risques ? Comment retrouver la voie de l’analyse quand celle-ci a momentanément été perdue ?

Assurance tout risque ?

Si la position d’analyste consiste à se « faire le support » du feu des passions, nul n’est à l’abri d’un retour de flamme. Au plus fort du transfert, mieux vaut un analyste solidement arrimé à son désir (d’analyste), en équilibre parfait entre deux nécessités : celle de protéger la flamme, le désir que l’analysant lui a confiée, sans la laisser s’éteindre ni risquer de s’y brûler lui-même… La première des assurances est là.

Les vacances de Hegel, Magritte

Si l’analyste est épanoui dans sa vie affective, sexuelle, familiale, c’est toujours une sécurité en plus. Mais la vie et son lot de tragédies ne frappant pas moins les psychanalystes que les autres, ceux-ci peuvent se retrouver émotionnellement épuisés ou ponctuellement fragilisés, que ce soit par ses propres tracas ou par une analyse en particulier. C’est d’ailleurs un bon test pour un psychanalyste : si les tempêtes qui agitent sa vie ne le délogent pas de sa position d’analyste, c’est que celle-ci est fiable et que son éthique est solide.

La seconde assurance réside dans tout ce qui constitue un pan crucial de son travail : les espaces qui pourront l’entretenir dans son désir et lui permettre d’élaborer son propre transfert. Espace formel (séances d’analyse) ou échanges informels avec d’autres analystes sur la pratique et les difficultés personnelles qui peuvent en surgir, mais aussi groupe de recherche (cartels), écriture d’articles, d’ouvrages ou prises de parole publique…etc.

Lorsqu’un analyste trouve écoute auprès d’un autre, c’est en tant qu’analysant qu’il parle : à ce titre, même s’il a l’air de parler de ses analysants ou de leurs analyses, c’est en réalité bel et bien de lui et de ses problèmes, ceux qu’il rencontre dans sa pratique, dont il est véritablement question. De plus, tant qu’il cause de ses analysants de manière anonyme, en tant que ceux-ci sont inconnus de l’analyste auquel il se confie, il ne trahit personne. L’analyste qui recueille sa parole, quant à lui, devient aussitôt responsable de celle-ci : ce qui lui est dit là passe alors sous le sceau de la confidentialité absolue. Même s’il s’agit d’un échange informel de quelques minutes sur un bout de trottoir, l’analyste qui s’improvise ponctuellement pour un autre est tenu à la même discrétion, à la même loi éthique qu’avec n’importe lequel de ses analysants.

Faux pas : faut pas ?

Malgré ces précautions, tout analyste peut se retrouver un jour ou l’autre en fâcheuse posture, et le risque qu’il se prenne « les pieds dans le tapis » n’est jamais exclu.

Mais qu’est-ce qu’un faux pas, en psychanalyse ? Il ne s’agit jamais d’une erreur au sens habituel d’un simple problème technique, mais toujours d’un problème d’origine éthique : celui qui consiste à ce qu’un désir subjectif, plus ou moins conscient chez l’analyste fasse irruption sur la scène analytique et passe au devant de son désir d’analyste, que cela soit par une absence d’intervention dommageable ou, au contraire, par un acte manqué ou un passage à l’acte, aussi mineurs soient-ils.

N’en déplaisent aux psychanalystes qui aiment se prendre au sérieux, il me semble qu’en chacun d’eux existe une espèce de clown : chez certains, la tendance serait au clown blanc, pouvant causer, à sa façon, quelques dégâts, du fait même de différer éternellement toute action, c’est-à-dire toute parole… En ne prenant pas assez de risques, celui-ci court justement celui de ne pas intervenir suffisamment ! Dans ce cas, un tel désir de sécurité, une obsession de « bien faire », quitte à ne rien faire plutôt que risquer de « mal faire », la terreur de commettre une imprudence ou une impudeur menace de passer au devant du désir d’analyste et de desservir les analysants. Trop de silence (ou d’inhibition) peut nuire !

Jean-Louis Barrault dans le rôle du mime Baptiste (Les enfants du paradis de Marcel Carné)
Gelsomina, interprétée par Giulietta Masina (La Strada de Fellini)

Chez d’autres, la tendance serait au clown gaffeur, autrement dit, au danger inverse : pétri des meilleures intentions, l’auguste semble toujours prêt, dans son enthousiasme naïf, à porter secours même quand personne ne l’a sonné, inondant l’analysant sous des trombes d’eau alors qu’il n’y a aucun incendie à éteindre, fourrant ses gros godillots exactement là où il ne faut pas…

Il peut s’agir d’une parole qui échappe, un lapsus ou un oubli, ou encore d’une projection qui n’est pas une parole d’analyste, ouvrant un abîme dans lequel l’imaginaire de l’analysant risquera de s’engouffrer. Trop de parole (voire d’impulsivité) peut nuire !

Mais dans ce cas, du moins, si l’analyste ne laisse pas sous silence un tel accident, il permettra, en travaillant au véritable sens d’un tel évènement, de circonscrire cet imaginaire débridé. L’analysant pourra alors en récupérer ce qui le concerne.

Comme tout analyste, je suis moi-même parfois tombée dans ces deux écueils. Mais s’il fallait m’identifier à l’une ou l’autre de ces deux tendances, ce serait sans nul doute à la seconde. Même s’il s’agit constamment pour moi de sentir quand il convient de soutenir l’analysant par une parole ou au contraire par du silence, il est vrai que je n’hésite pas à intervenir avec beaucoup de spontanéité quand je le juge nécessaire.

Mais celle-ci a pu me jouer des tours ! Je me souviens notamment d’une confusion de séance face à une personne qui avait justement très peur d’être oubliée, et d’une parole qui se voulait aidante mais qui se révéla tout à fait contre-productive à l’attention d’une autre dont la souffrance m’avait, en vérité, touchée de trop près, réveillant, à ma propre surprise, une blessure intime de mon passé.

Deux faux-pas qui m’ont marquée, mais qui furent des occasions de constater une chose : paradoxalement, si l’analyste est capable de l’élaborer dans l’après-coup avec son analysant, cela renforce d’autant la confiance analytique.

De plus, ce fut l’occasion pour ces deux personnes de prendre conscience du premier sens qu’elles avaient spontanément donné à ces « plantades d’analyste », leur révélant finalement beaucoup sur elles-mêmes.

L’analyste Culbuto

Ainsi, même s’il est malmené voire momentanément à terre, l’analyste Culbuto retrouvera tôt ou tard son axe, droit dans son fauteuil, restaurant quoiqu’il arrive le cadre analytique pour l’analysant.

Aux yeux de celui-ci, l’analyste apparaîtra alors analyste non plus parce qu’infaillible, mais parce que capable de se saisir d’un moment de fragilité, d’un déséquilibre, pour en faire une force, en rétablissant d’autant plus justement le cadre sécurisant et salutaire de l’analyse.

Ces moments de dérapage furent décisifs, instructifs y compris pour moi, et permirent de sentir concrètement où se trouvait pour chacune de ces personnes la Limite du cadre analytique et sa raison d’être, du fait même que celle-ci ait été momentanément bousculée.

Fauteuil Culbuto, création de Marc Held

Le véritable dérapage, en psychanalyse comme dans toute relation, ne s’enclenche jamais au premier faux-pas, mais au second : celui qui consisterait, justement, à ignorer le premier !

Ces instants où il s’agit autant de l’analyse de l’analyste que celle de l’analysant sont rarissimes, et heureusement : il ne me semblerait pas souhaitable qu’ils soient sciemment recherchés, voire qu’ils deviennent un procédé sous prétexte de leur apport potentiel. Il me paraît de loin préférable que tout se passe sans bousculade et comme le dispositif le prévoit : sur deux plans bien distincts.

L’ultime recours

Si malgré toutes ses précautions, l’analyste sentait un jour qu’il « prend l’eau », que pour une raison ou une autre, il n’était plus en mesure d’assurer sa fonction, l’ultime recours, qui consisterait à déclarer humblement forfait, en adressant l’analysant à un autre psychanalyste de confiance, existe.

Je ne me suis jamais retrouvée dans une situation aussi déchirante, mais j’imagine que je dirais quelque chose comme : « pour des raisons qui tiennent à ma situation personnelle, je ne serai malheureusement plus en mesure d’assurer vos séances à partir du mois prochain ».

Ce serait un dernier acte de protection. Que la raison soit externe (un problème grave de santé ou de famille contraignant l’analyste à suspendre les séances) ou interne à l’analyse (quelque chose dans son contre-transfert le dépassant complètement), il s’agirait pour lui de la présenter, dans tous les cas, pour ce qu’elle est : indépendante de sa volonté et de son désir d’analyste.

L’essentiel serait de tout faire pour que l’analysant ne le vive pas comme un abandon, qu’il comprenne que cette décision est prise sous le coup d’un cas de force majeure, et que son intérêt demeure le premier souci de son analyste.

Prendre soin de préparer cette séparation imprévue lors des dernières séances tout en l’adressant à un confrère ou une consœur me semblerait une manière, pour l’analyste en difficulté, de demeurer néanmoins fidèle, jusqu’au bout, au pacte analytique.

Une matière explosive

Un analyste d’expérience me confia un jour avoir mis à la porte une analysante parce qu’elle l’avait traité de « sale juif » : il n’avait pu le supporter. Connu pour ses positions engagées sur le sujet de la Shoah et de la question juive, ce psychanalyste avait perdu toute sa famille en 1942, alors qu’il n’avait que cinq ans.

Or, il avait accepté de prendre en analyse cette femme issue d’une famille de collaborateurs, et elle, de son côté, l’avait choisi, lui, ce psychanalyste au nom si évocateur et aux écrits si ouvertement militants.

N’était-ce pas un choix suffisamment signifiant ? N’y avait-il pas eu là, dès la rencontre, la promesse de la revisite nécessaire, pour cette analysante, de l’héritage de cette haine familiale envers les juifs ? N’y avait-il pas eu là, pour cet analyste, la revisite annoncée de sa plus grande blessure d’enfance ?

Comme le dit le Faust de Goethe : « Tu es avec le diable et tu veux craindre sa flamme ? ».

C’est tout le sens du retrait subjectif de l’analyste : si celui-ci réagit en son nom, alors il a cessé d’être analyste. Voici une relation bien banale, où deux subjectivités prennent place sur le même plan, quand le dispositif analytique leur en ménageait deux distincts.

C’est au psychanalyste de déterminer s’il pourra ou non entendre, mais aussi, supporter, et c’est là toute l’utilité de la ou des séance(s) préliminaire(s).

J’ignore si cet analyste aura trouvé le courage de rappeler son analysante pour l’inviter à travailler avec elle sur le sens d’une telle catastrophe, afin de rétablir la confiance et le cadre analytiques. J’imagine que rien n’est impossible, ni jamais trop tard : en reprenant sa position d’analyste auprès d’elle, il pourrait lui avoir permis de faire un bond dans son analyse, et lui dans la sienne… Mais je ne connais pas la fin de cette histoire…

La matière avec laquelle travaille l’analyste est explosive : si un transfert vient taper sur des blessures trop vives ou des manques trop profonds chez celui-ci, il risque de ne pas pouvoir tenir sa position.

S’il prend la responsabilité d’une analyse qui le met en péril, il lui sera alors nécessaire de travailler activement sur lesdites blessures ou lesdits manques qu’elle reconvoque en lui, en analysant et sujet qu’il est aussi par ailleurs.

Savoir accepter ses limites

Il me semble que l’ordinaire de l’analyste « suffisamment bon » consiste plutôt en une suite de satisfactions extraordinaires : la plupart du temps, l’aventure analytique, jamais sans risque, est au moins jolie, souvent belle, quand elle n’est pas tout aussi magnifique que bouleversante, autant pour l’analysant que pour l’analyste.

Mais parfois, il arrive que l’analyste doive en rabattre sur ses ambitions et acter ses propres limites. Par exemple, il se peut qu’une analyse soit limitée du fait qu’un analysant manque de recul par rapport à ce qu’il éprouve envers son psy, au point de prendre pour réel l’analyste tel qu’il lui apparaît dans la scène qui se répète à lui, et que l’analyste échoue à faire de ce transfert massif l’objet tiers de la relation.

Ainsi, une jeune femme allant de psy en psy, recréant constamment la situation d’être « mise à la porte », en vint un jour à taper à la mienne. Je sentis d’emblée qu’elle me pousserait dans mes retranchements et qu’elle ferait tout pour me conduire, comme mes nombreux prédécesseurs, à ce passage à l’acte.

J’imagine que ces psys avaient été agis par un sentiment d’impuissance insupportable. Leur erreur aura sans doute été de ne pas accepter leurs limites : tout occupés à se débattre contre leur propre sentiment d’impuissance, oubliant d’élaborer celui-ci, négligeant d’examiner ce à quoi un tel sentiment les renvoyait dans leur histoire, ils semblaient avoir tout bonnement perdu de vue cette jeune femme, sa souffrance, et son intérêt. À l’écoute de ces nombreux rejets répétés, j’en fus émue et, bien que prévenue, la détresse de cette personne m’ayant profondément touchée, je décidai de relever le défi.

Passé les premiers temps d’idylle, je devins, sans surprise, la figure à abattre. Et oui, il s’agirait qu’elle l’abatte, cette figure maternelle effrayante, froide, abandonnante qui se dressait entre nous et pour laquelle elle me prenait. Contre cette figure terrifiante, je compris assez vite qu’il n’y aurait aucun moyen que nous puissions faire alliance. Elle l’abattrait donc à travers moi. C’était tout ce que j’étais en mesure d’espérer pour elle.

Au fil du temps, les séances devinrent de plus en plus éprouvantes, pour elle comme pour moi. Peut-être aujourd’hui ferais-je mieux qu’à l’époque, peut-être pas : après avoir tenté mille et une contorsions, redoublé d’inventivité, proposé diverses voies inédites, j’actai ma limite.

J’acceptai donc que je ne serais sans doute pas en capacité d’espérer plus qu’une inversion des rôles : faire en sorte que ce soit elle qui la claque, cette porte qui, visiblement, dans son scénario, devait nécessairement être claquée un jour. Ce serait toute la victoire sur laquelle je pourrais compter pour elle. Une bien humble, mais suffisante peut-être pour lui permettre de passer un cap décisif.

Comme on le voit, le métier d’analyste est parfois ingrat : tandis que les foudres de la haine s’abattent sur lui, et bien que l’analysant se débatte en tous sens, l’analyste s’obstine à tout tenter pour l’aider, avec le souci constant de son intérêt, dans un geste d’amour continu. Celui-ci demeura inaperçu de mon analysante. Mais comment reconnaître un tel geste quand on n’en a que si peu reçu ? Comme je l’avais espéré, c’est elle qui fut finalement le sujet et l’actrice de la séparation.

Peu de temps après, je reçus d’elle une première lettre, pleine de ressentiment. Un an plus tard, j’en reçus une seconde. Dans cette dernière, le ressentiment, bien qu’encore présent, laissait place à un début de gratitude : s’étant étonnée de ne s’être jamais sentie aussi bien de toute sa vie, elle avait fini par mettre ce bien-être inédit sur le compte du travail accompli en séances. Celui-ci ne s’était donc finalement pas fait, écrivait-t-elle, seulement malgré, mais peut-être, aussi, grâce à son analyste…

Le risque du retour de flamme
L’incendie du Parlement (détail), William Turner

Comme on le voit, tenir la position d’analyste devient plus délicat quand le transfert s’embrase et prend un tour passionnel : la haine de transfert provient toujours d’un amour déçu. Puisse le refus de l’analyste être entendu autrement que comme un rejet ou une inhibition personnelle, celui-ci étant alors souvent imaginé en prisonnier d’interdits moraux dont il se montrerait incapable de se libérer.

Quand le refus protège

Si tout se passe bien, ce n’est évidemment pas ce qui se joue pour l’analyste : aucun principe moral ne le retient, mais l’engagement éthique qu’il a pris en scellant la relation analytique, dont seul son désir pour la psychanalyse en général et celle de cette personne en particulier est la cause.

Mais l’analyste n’est qu’un être humain et parfois, il peut arriver qu’il lui en coûte de poser un tel refus : dans ce cas, puisse l’analyste trouver coût plus lourd encore à ne pas tenir bon dans son refus ! Car s’il cède à son désir subjectif, il déchoit de son désir d’analyste et donc, de sa fonction.

L’analyste, certes, est naturellement voué à déchoir, mais par la seule vertu du travail analytique, et non par un passage à l’acte dont il se rendrait lui-même responsable.

Mais quand l’analyste se retrouve en risque de céder à un désir autre que son désir d’analyste, que cela soit le désir de se débarrasser d’un analysant persécuteur ou de succomber à un analysant séducteur, que se passe-t-il ?

Dans la mesure où une bonne part, la plus essentielle de tout transfert est de nature infantile, s’adressant à une figure parentale à l’endroit de l’analyste dont la mission est justement d’aider à la « remise au monde » du Sujet, y céder reviendrait, dans les deux cas, à commettre sur l’analysant, dans le premier, un nouvel abandon traumatique ou, dans le second, une nouvelle boucle de captation, autrement dit, un abus de nature nécessairement incestueuse : le comble du comble !

Il s’agit donc pour l’analyste de répondre, non par un « refus d’amour », mais par un « refus plein d’amour » à toutes les sortes de passages à l’acte auxquels il est constamment incité, qui seraient des équivalents ou des sortes d’échos à la catastrophe de la réponse parentale dysfonctionnelle, pulsionnelle, voire incestueuse.

Exemple d’une psychanalyse en danger

Je me souviens d’une analyste ayant perdu son mari depuis plusieurs années : veuve, esseulée, elle se sentait vieillir et de plus en plus assaillie de doutes. Les aléas de sa vie personnelle l’avaient mise dans une situation extrêmement fragilisante : à la tristesse, au manque affectif et à la frustration sexuelle s’ajoutait une fragilisation narcissique alors qu’elle abordait la cinquantaine.

Or, elle confia un jour combien le transfert amoureux d’un analysant la bouleversait, et combien il lui en coûtait de ne pas céder à l’envie des bras de cet homme qu’elle avait appris à connaître intimement, séance après séance. La tentation de trouver à combler son immense manque affectif et une réparation narcissique auprès de lui la mettait en danger, en tant qu’analyste, et mettait en danger l’analyse de cet homme.

L’amour que cet analysant ressentait pour elle, aussi sincère et vrai soit-il dans son éprouvé était aussi ce qui lui était donné, par l’analyse, d’œuvrer à la refondation de son rapport aux femmes, à son désir, et à sa position d’homme.

Très bel homme, ayant l’habitude de plaire, perpétuellement dans la séduction, il exprimait le sentiment d’être condamné à n’être qu’un jouet sexuel, quand lui rêvait d’amour véritable. Il en souffrait, mais il ne pouvait s’empêcher de se positionner comme objet de désir auprès de toute femme, car c’est ainsi qu’il avait appris à se sentir valorisé, même si ce positionnement compulsif le piégeait. Et bien sûr, il rejouait auprès de son analyste cette même position d’objet.

Mais c’est aussi le petit garçon en lui qui, sans le savoir, réclamait d’être sécurisé d’un refus qui saurait, cette fois, tendrement et clairement se poser, dans son intérêt à lui, telle une caresse qui puisse le reconnaître enfin comme sujet et le pousser en confiance vers le vaste monde, et non d’essuyer une nouvelle fois un refus mal posé, aussi ambigu que défensif, aussi incestueux que rejetant, comme cela avait autrefois été le cas de la part de sa mère. Au fond, c’est le drame œdipien qui se rejouait là pour lui, et son analyste ne l’ignorait pas.

Elle savait pertinemment que, si elle en profitait pour elle-même, c’est-à-dire qu’elle cédait à son désir de femme, elle cesserait aussitôt d’être analyste : cet analysant croirait peut-être vivre une belle histoire d’amour, sur le moment, mais elle broierait le petit garçon en lui et la chance inédite, à laquelle tout le travail analytique l’avait pourtant conduit, d’apaiser définitivement la souffrance de son enfance qui l’agissait dans sa vie d’adulte et pourrissait ses relations amoureuses.

Surtout, il se serait rendu compte, un jour, qu’une psychanalyste aurait profité pour sa propre jouissance de l’extrême vulnérabilité où il se trouvait, comme tout analysant expérimentant l’état régressif que provoque la situation analytique, commettant cette sorte d’inceste répétant pour lui le trauma de son enfance, le condamnant à la croyance qu’il était maudit, que quelque chose en lui pervertissait tout, et qu’il ne pouvait être, décidément, guère plus que le jouet de la jouissance d’autrui.

Heureusement pour cet homme, son analyste répugnait à commettre un tel crime. Celle-ci se sentait responsable de la flamme qu’il lui avait confiée : celle de son désir. Car elle ne pouvait oublier cette phrase de Lacan : « Nous mûrissons le désir du sujet pour un autre que nous ».

Grâce à la reprise de ses propres séances de psychanalyse, mais aussi à quelques amis l’encourageant à sortir davantage, elle put trouver à répondre autrement à ses désirs qu’en instrumentalisant le transfert amoureux de son analysant. L’analyse de cet homme fut sauvée, et put aboutir.

Qu’est-ce qui peut se consommer, et comment ?

Quand le transfert prend un tour romantique, il est crucial que l’analyste puisse accepter qu’à côté de la tendresse circule aussi, dans la bande transférentielle, de la sensualité. Ne pas nier ce courant sensuel, c’est offrir sa pleine dimension à cet amour de transfert qui réclame de se vivre et de s’explorer dans le cadre de l’analyse.

Il s’agit pour l’analyste de le reconnaître, de lui faire une place, et que puisse se vivre imaginairement et symboliquement cette romance. Quelques précautions, gestes délicats de la part de l’analyste peuvent accompagner cette dimension érotique : ce sera le soin de créer une intimité particulière, d’accepter qu’il y ait aussi deux adultes dans la pièce.

Si l’analyste la nie, cette dimension devient taboue, au risque que l’analysant soit renvoyé à la honte et à l’indicible de ses fantasmes : le processus analytique aura alors toutes les chances d’être compromis.

Je me souviens d’une séance où une personne venait d’exprimer « l’incomparable désir » qu’elle éprouvait « sur ce divan ». La formule était suffisamment vague pour me laisser le loisir de ne rien en entendre. La sensation étrange dont l’analyste débutante que j’étais alors fut envahie, et que j’ai depuis appris à reconnaître comme le signe infaillible d’un transfert en train de s’érotiser, aurait dû suffire à m’alerter.

Mais à cette époque, refusant de comprendre ce qui était en train d’arriver, persuadée que je devais rêver, je fus incapable de m’y fier. Je ne fus donc pas en mesure de l’accueillir…

En me convainquant naïvement que cette personne ne pouvait parler là que de son ardent désir pour sa psychanalyse, je l’abandonnai donc, sans m’en rendre compte, à la honte d’éprouver un tel désir.

Suite à cette séance, celle-ci disparut sans plus jamais donner de nouvelle : un passage à l’acte, du fait sans doute de s’être sentie terriblement mal à l’aise et non entendue dans sa timide tentative d’expression.

Je m’en mordis les doigts et m’en mords encore les doigts aujourd’hui quand il m’arrive d’y repenser, mais je compris la leçon : le meilleur moyen d’éviter un passage à l’acte quel qu’il soit, de la part de l’analyste comme de l’analysant est encore de faire la part belle à cette dimension érotique, qui a bien le droit d’exister, et par laquelle l’adulte qu’est aussi l’analysant sera reconnu, respecté, tout comme la légitimité de ses fantasmes infantiles, dans leur droit d’être et de s’exprimer, et leur innocence fondamentale.

Ne pas nier l’érotisme d’un transfert et donner la possibilité à l’analysant (et à l’analyste) d’en faire l’expérience symbolique et imaginaire dans le cadre du cabinet, autrement dit de « parler » cet amour de transfert, c’est justement ce qui permet de ne pas risquer de le vivre bêtement et n’importe comment dans le réel : il y a donc bel et bien des histoires d’amour qui peuvent se vivre dans un cabinet de psychanalyse, quelque chose qui réclame de se consommer là, psychanalytiquement, mais sans consommer pour autant l’analysant lui-même ou risquer de ruiner son analyse.

Alors, ce qui menaçait de piéger s’avère libérateur, ce qui risquait d’être destructeur se révèle fondateur, et ce qui aurait pu tourner au sordide devient beau.

Fille avec une bougie, Godfried Schalcken